Scènes

La leçon de musique de Barre Phillips

Les Instants Chavirés ne programment rien moins que les figures les plus innovantes des musiques électroniques, expérimentales, improvisées etc…


Barre Phillips (par Guy Sitruk)

Ce club consacre aussi certaines soirées à célébrer ceux à qui on doit tant, les grands défricheurs. Il y eut récemment Joe McPhee et Joëlle Léandre. Ce soir du 5 février 2020, ce fut Barre Phillips et sa contrebasse, en solo

Barre Phillips - avant concert

Bien que né à San Francisco en 1934, il s’est installé dans le sud de la France depuis 1972. Un long entretien lui est consacré dans le numéro 122 de Revue&Corrigé (par Gérard Rouy). Un parcours musical impressionnant et un document nécessaire pour qui veut se plonger dans l’effervescence musicale d’une période de chambardements.

Pour cette soirée, il ne voulait pas être sur scène mais en bas, juste auprès de nous, sans sonorisation, avec peu d’éclairage. Une situation privilégiée pour nous parler. Une ambiance de ciné-club intime pour une leçon de musique.

Rien de didactique cependant. Simplement, sur chacune des six pièces de la soirée, il a fait chanter sa basse (ou l’a laissée chanter) avec des modes de jeu spécifiques.

Pour la première, quoi de plus traditionnel que des cordes pincées ? Mais quelle puissance de ses longs doigts ! De plus, il mixe continûment pincements et chocs, du poing, du tranchant de la main. Et lorsqu’il pince une corde, lorsqu’il choisit une note de sa main gauche, la percussion est proche. Pour le public, les jeux sont faits.

Pour la seconde, il choisit l’archet, pour des frottements … et des percussions, non du crin mais principalement de la partie basse (bouton, poucette …) jouée sur les cordes, parfois même entre cordes et manche. Les percussions encore, des crépitements de ses ongles sur le bois, et vers la fin de la pièce, enfin la mèche pour finir cette cavalcade onirique.

La troisième est peut-être la plus impressionnante. Il nous parle de sa basse. En même temps, il fait courir ses doigts sur l’instrument. Il dit qu’il la laisse jouer, un peu à la manière de Sean Connery dans « À la rencontre de Forrester », lorsqu’il frappe sur les touches de sa machine à écrire pour faire advenir un texte non encore conçu. Barre la trouve incroyable, et en guise de « leçon de chose », il la fait chanter, du tranchant de la main, des chocs du poing et du bout des doigts, des pincements évoquant par moments un oud ou une mandoline, du frottement de ses doigts. Ça chavire dans le public, totalement fasciné par cet homme d’apparence bien frêle, fragile.

Va-t-il jouer enfin d’une manière académique ? Oui, mais à sa manière. Il choisit l’archet pour la quatrième pièce, languide, mélancolique. Les harmoniques, les déraillements sont partout. Des moments de recueillements au bord d’abîmes sombres et grondants. Une respiration profonde devenant par moments plus heurtée, aux voix multiples.
Une forme de catharsis dont on ressort apaisé, débarrassé des scories urbaines ou numériques. Un onsen musical.

Il reprend ensuite les chocs, cette fois crins sur cordes, quelques frottements aussi. Il continue d’échanger avec nous, de sa voix amicale et douce, en choisissant l’anglais. Il fait rire la salle. Puis c’est une dernière pièce, aux cordes pincées, qui laisse entr’apercevoir des bribes de thèmes d’antan, laissant l’imaginaire de chacun reconnaître ce qu’il voudra. Ce fut pour moi des parfums de « Lonely Woman » et de Charlie Haden. Nul doute que les références ne furent pas convergentes. En revanche, la plénitude fut totalement partagée, l’enthousiasme aussi.