Entretien

Barre Phillips

La vie est-elle un songe ?
Rencontre avec l’infatigable contrebassiste à l’occasion de la sortie simultanée de deux albums chez nato.

© sundancekid

Double actualité discographique pour Barre Phillips qui sort simultanément, le 31 mars, La Vida es sueño et No Man’s Zone chez nato. Entre le péril nucléaire du Japon contemporain et l’Espagne du XVIIe de Calderón, Citizen Jazz et Guillaume Séguron sont allés à la rencontre de l’infatigable contrebassiste.

La légende dit qu’en 1962, peu de temps après votre rencontre avec Ornette Coleman, vous quittez la West Coast et parcourez 4500 km de highway en coccinelle avec votre contrebasse à bord… ?

[Rires] Oui ! La coccinelle a fait son apparition aux States au début des années 50.
La mienne était un modèle de 1958. Je suis parti de Californie pour rejoindre New York. Les dernières 48h du trajet, je me suis dit qu’il fallait accélérer un peu donc j’ai fait nuit blanche !

- On retrouve cette voiture mythique dans les quinze dernières minutes de L’ami américain de Wim Wenders. Du même réalisateur, on se souvient de Chambre 666, dans lequel Robert Kramer s’exprime sur l’avenir du cinéma… Vous avez travaillé longtemps avec Kramer. Est-il le fil conducteur de votre rencontre avec Toshi Fujiwara, réalisateur de No Man’s Zone ?

C’est exact. La famille Kramer m’a contacté pour la musique du film. J’avais aussi en projet d’enregistrer La Vida es sueño donc j’ai pu combiner ça avec les studios La Buissonne et Jean Rochard, producteur et directeur artistique de nato. L’enregistrement des deux projets s’est fait en une seule journée avec une régie son à la maison et une dans la chapelle attenante.

Jouer comme une voix humaine, avec les modulations de la voix humaine

- A quand remonte votre rencontre avec Jean Rochard ?

Nous nous sommes rencontrés dans les années 80, à l’occasion d’une interview. J’étais déjà dans le Sud à l’époque, donc je n’ai pas participé à l’aventure de son festival à Chantenay-Villedieu. J’ai enregistré Les Douze Sons avec Joëlle Léandre puis Barium Circus avec Denis Levaillant et The Rock On The Hill avec Lol Coxhill. Je suis très content que No Man’s Zone existe et que Jean Rochard y ait vu un intérêt artistique parce qu’on retrouve dans ce disque un aspect de ce que je fais depuis le tout début. Que cet album arrive maintenant est une excellente chose car je n’ai rien à prouver. J’aime son côté monochrome, qui ne bouge pas.

- Cet album marque votre premier enregistrement contrebasse-voix. Quel est le tout premier duo du genre qui vous a inspiré ?

Peggy Lee & Max Hartstein, bassiste d’une version peu connue de « Fever ». Mon premier duo dans cette configuration remonte à 1963, dans un club de New York, avec Sheila Jordan. Un soir par semaine, on partageait la scène avec des invités. Sheila venait souvent et c’est comme ça que nous avons commencé notre collaboration et que nous sommes devenus amis.

- Comment avez-vous procédé pour préparer l’enregistrement de No Man’s Zone avec Emilie Lesbros ?

Je lui ai donné des notes précises à partir desquelles elle a improvisé, à l’exception de deux parties.

- Il flotte sur cet album comme un esprit de Journal Violone II, enregistré avec Aina Kemanis et John Surman.

C’est vrai qu’on pourrait dire que les deux enregistrements viennent de la même époque, même si ce n’est pas la même voix, pas la même basse. Il y a des similitudes dans l’ambiance générale, dans l’approche harmonique et mélodique… c’est un aspect de ma musique que j’ai compris très vite avec Manfred Eicher, quand j’ai enregistré Journal Violone II pour ECM en 1979.

- On retrouve Emilie dans EMIR. Comment est né ce collectif ?

Par hasard ! Tout a commencé dans le cadre de rencontres autour de l’improvisation en 2001. D’abord avec moi et Lionel Garcin (as, ss). Emilie est venue après, suivie de Charles Fichaux (perc). Emilie a fait rentrer François Rossi (dm) et Emmanuel Cremer (cello), de Marseille. Je connaissais déjà Patrice Soletti (elg) qui venait de Montpellier. On se réunissait ici à Puget-Ville une fois par mois. Il n’y avait pas d’argent pour les frais d’essence, c’était « le travail pour le travail ! »

- Quelques mots sur Anna Pietsch, qui remplace Catherine Jauniaux depuis peu ?

Catherine a quitté le collectif pendant la création de La Vida es sueño. Anna est danseuse à l’origine. Je savais qu’elle chantait « un peu » mais j’ignorais l’étendue de ses qualités vocales ! Je lui ai d’abord proposé de remplacer Catherine plus comme danseuse qui vocalise un peu et au final, elle chante tout le long et ne danse pas ! Elle a très bien compris le rôle et a apporté beaucoup au spectacle.

- Comment s’est déroulée la préparation aux rôles ?

On a commencé par des lectures de la pièce, comme au théâtre. C’était important de bien comprendre l’histoire et les enjeux de l’époque, le contexte et les conventions pour pouvoir le transposer à aujourd’hui. J’ai demandé à Manu d’adapter son rôle à celui d’un maquereau de Marseille. C’était intéressant car il n’avait jamais travaillé comme ça. Pareil pour Patrice. Jouer comme une voix humaine, avec les modulations de la voix humaine. Écouter sa propre voix différemment. C’est tout simple en théorie mais en pratique, c’est autre chose ! Le travail interne consistait à canaliser leurs capacités d’improvisateurs sur des objectifs précis. Et ça a marché ; la pièce est très « lisible ».

- Et pour ce qui est de l’écriture ?

J’ai écrit trois ou quatre versions de la pièce. Pour chaque scène, les répliques sont notées comme des « parties » d’instruments sur une partition, du solo au duo au tutti, comme un opéra. J’ai minuté toutes les durées de toutes les scènes et j’en ai fait une partition. Nous avons ensuite répété sur trois jours avec le minutage précis. Une expérience très nouvelle pour le collectif, sauf pour Laurent Charles (ts, bs) et moi-même. Ce travail de durée a permis de mieux se rendre compte de l’importance viscérale de chaque élément de la pièce. Dans ce cas-là, un solo qui dure longtemps, ça ne marche pas.

Ça n’existe pas, les grands musiciens de jazz. Seul le travail sur soi et son instrument compte

- Est-ce que ce travail-là aide à être plus libre ?

Bien sûr. Plus on est préparé, plus on est libre. Le travail de préparation avec EMIR pour ce projet a duré deux ans et demi. Ce fut très payant pour ce qui est de la cohérence musicale. Ce qui a beaucoup aidé aussi, ce sont les nombreuses années de travail très organique pendant lesquelles je ne les ai jamais guidés, mis à part quelques remarques. Nous sommes arrivés à faire de la musique improvisée très cohérente. Et maintenant, que fait-on de cette capacité-là ? Comment mettre à profit ce qu’on sait faire pour quelque chose de précis ? En cela la pièce de Calderón était le véhicule idéal pour EMIR.

- La Vida es sueño ne fait-il pas écho à votre première expérience dans le théâtre, au début des 70s, avec Antoine Bourseiller ?

C’est vrai que mon expérience avec Bourseiller et le théâtre a eu une certaine influence sur moi. Dans ma façon d’approcher la pièce comme source sonore, dans l’orchestration aussi : parfois huit instrumentistes pour cinq chanteurs d’opéra ! C’est surtout avec la danse que j’ai commencé à apprécier la « confrontation » des individus. Je jouais, je bougeais.. c’était très formateur.

- Qu’est-ce qui vous touche dans l’œuvre de Calderón ?

J’aime son propos, son questionnement de la réalité. Est-ce celle que l’on vit ici et maintenant ou celle que l’on vit dans les rêves ? Le sujet est très classique mais très profond, il touche au noyau de la métaphysique. Ce qui m’a interpellé, c’est que cette interrogation dimensionnelle bien plus ancienne que la Théorie des Quanta (quantités discontinues) existe depuis toujours et résonne encore aujourd’hui avec les différentes vies que l’on peut vivre en même temps. C’est comme la réincarnation : ça règle beaucoup de choses, si on y croit ! [Rires]
L’idée d’adapter cette pièce m’est venue après avoir essayé de trouver un écrivain qui aurait pu écrire pour nous. Trop onéreux et compliqué alors je me suis dit : « Faisons simple ! »

- La place de la basse en tant qu’instrument soliste dans le collectif semble être quelque chose de déterminé chez vous…

L’intention, chez moi, c’est l’ouverture à la liberté et je la saisis lorsqu’elle m’est offerte ; comme sur le disque avec Dolphy [1]. C’était une surprise, une ouverture, pas quelque chose de prévu. J’ai toujours pris ce qui m’était offert, c’est comme ça que ça s’est passé pour toutes mes collaborations : en danse, en cinéma. Lorsqu’il y a ouverture, j’y vais avec ce que je suis et ce que j’ai, tout en travaillant pour que ça avance, parce que je ne suis pas dupe. Ici dans le Var, ça me fait rire parce qu’on me présente comme un « grand musicien de jazz ». Mon œil ! Ça n’existe pas, les grands musiciens de jazz. Seul le travail sur soi et son instrument compte.

Barre Phillips © Frank Bigotte

- Vous avez joué pendant quelque temps sur une contrebasse à trois cordes… puis il y a eu la cinq cordes… en quelle année est-elle arrivée dans votre vie ?

En 76. Une trouvaille à Paris, que j’ai fait réparer. Je l’ai montée avec le Do aigu et je l’ai jouée très longtemps. Elle m’a d’ailleurs inspiré l’album Journal Violone II et ma collaboration avec Aina Kemanis. Tout est presque venu de cette corde-là ! [Rires].

J’ai eu ma période d’expérimentation dans les années 80. Je bidouillais avec les effets sonores, j’avais ma valise de jouets avec divers effets et du coup, je jouais assis pour avoir accès aux pédales. Reverb et boucles mises à part, plus j’utilisais des effets, plus je m’apercevais que je pouvais obtenir les mêmes sons sans l’aide de « machines » donc j’ai abandonné assez vite. Encore une fois, « faisons simple ! » Et il y avait tellement à faire avec la cinq cordes.

- On a l’impression qu’au fond la notion de confort en musique vous a toujours dérangé ?

Non pas du tout. C’est comme acquérir de la technique sur une contrebasse : « on bosse, on bosse, on bosse, jusqu’à finalement y arriver mais à ce stade-là, on ne voit que ce qu’on ne sait pas faire, parce que ce qu’on sait faire ne nous intéresse plus ! La notion d’inconfort est complètement organique, naturelle. Ce n’est pas un choix philosophique. Quand je me suis installé dans le sud il y a déjà 40 ans, j’ai décidé de faire de la musique improvisée car le « business » du jazz ne m’intéresse pas. C’était une époque où on pouvait être pauvre, vivre et faire de la musique. J’ai construit quelque chose qui m’a permis d’être plus ou moins indépendant financièrement, pour avoir la liberté de choisir. Tout ce que je jouais naturellement à treize-quatorze ans était mal vu : ma façon de jouer le rythme, etc. J’ai dû apprendre à rentrer dans le moule de tel ou tel orchestre de jazz pour être accepté. Ce fut une grande satisfaction de voir que j’étais capable d’aller jusque là. A New York j’étais musicien professionnel mais en Europe, on voulait savoir qui j’étais personnellement. De hasards en rencontres, j’ai pu me définir à travers l’instrument pour me présenter et être disponible.

Je ne suis pas dupe

- Que sont devenus vos liens avec les USA ? Est-ce que vous y jouez parfois ?

Je me sens toujours américain parce que ma culture s’est faite en grande partie là-bas mais je n’ai jamais cherché à jouer aux States, c’est plus intéressant de jouer au Canada. La dernière fois, c’était en 2013 ou 2014. Du Canada je suis descendu à New York voir mon fils David et mon frère. J’avais ma contrebasse avec moi, Evan Parker était en résidence au Stone et il m’a invité à venir jouer.

- Vous qui êtes dans la transmission, y-a-t-il un bassiste en particulier qui a retenu votre attention dernièrement ?

Jiri Slavik, un jeune Tchèque de trente ans. C’est lui qui a ma cinq-cordes. Un merveilleux musicien qui m’a beaucoup touché. Il a fait forte impression à l’International Society of Bassists Convention de 2009, aux Etats-Unis. Il m’a contacté via le bassiste Mark Dresser mais il n’a jamais été question de lui donner des cours ; il est tellement doué qu’on devrait entendre parler de lui très bientôt ici !

- Quels sont vos projets, dans un futur proche et lointain ?

J’espère enregistrer un nouveau solo pour ECM [2] et, pourquoi pas, un nouveau duo avec Dave Holland, si nos agendas le permettent ! Nous nous sommes croisés en 2013 au Festival du Mans, un matin au petit-déjeuner. Je lui ai dit que les gens me demandait souvent « à quand la suite ? » et il m’a répondu : « moi aussi, je te le demande. »

- Quel souvenir gardez-vous de cet enregistrement avec Dave ?

C’est arrivé à un très bon moment. A l’époque il jouait avec Circle et moi avec The Trio, (John Surman & Stu Martin). On se connaissait de Londres mais « de loin » et nous nous sommes retrouvés dans une création en big band que John et moi écrivions pour la radio de Hambourg. Manfred Eicher du label ECM s’est présenté à nous et nous a invités à enregistrer en duo.

- Le premier du genre !

Exact. Après ça, j’ai quitté Londres pour Paris et Dave est s’est installé aux USA.

- Et comment l’idée d’un nouvel album solo a-t-elle germé ?

Je me suis dit : « Barre, ça fait 15 ans que tu n’as pas fait de disque en solo, il faut en faire un dernier. Et pourquoi pas le faire à la source ? » J’ai donc appelé les bureaux ECM un soir. Je me doutais qu’ils seraient fermés mais je sais que Manfred travaille parfois tard dans la nuit. Quelqu’un décroche et me passe Manfred, ravi de m’entendre et de ma proposition. Il me répond : « Tu veux le faire la semaine prochaine ? » [Rires]. J’ai commencé à le préparer et ça m’a fait réfléchir à tout mon parcours depuis ce premier disque solo en 68… je pense vraiment que ce nouveau solo sera aussi mon dernier, c’est logique.

- Le dernier d’un cycle ?

Je préfère parler de ligne continue.

par Sandie Safont // Publié le 9 avril 2017
P.-S. :

Barre Phillips & EMIR : La Vida es sueño (Wan+Wan/nato/L’autre Distribution) 03/2017
Barre Phillips avec Emilie Lesbros : No Man’s Zone (nato/L’autre Distribution) 03/2017


Remerciements à Guillaume Séguron pour sa participation active et passionnée à cet entretien.

[1album Vintage Dolphy, G.M Recordings, 1995

[2Le premier album solo de Barre est paru sous trois labels, chacun lui donnant un titre différent : Journal Violone (Opus One), Unaccompanied Barre (Music Man) et Basse Barre (Futura)