Scènes

The Bridge : Lesbros à la rescousse

Le réseau transatlantique des musiques improvisées met les bouchées doubles pour rattraper les retards accumulés du fait de la pandémie.


The Bridge #2.4 @ The Bridge

Le 16 avril, l’association d’Alexandre Pierrepont débarque à Chicago avec deux groupes, The Bridge #2.4 et The Bridge #2.7, qui vont connaître des destins bien différents durant la quinzaine de jours qui va suivre. Car si la pandémie ne suffisait pas, les organisateurs avaient compté sans les pickpockets parisiens qui ont empêché la harpiste Rafaëlle Rinaudo d’être du voyage, faute de passeport. Du côté des bonnes nouvelles, les concerts quasi quotidiens dans des salles presque toujours différentes ont démontré la résilience de la scène de Chicago durant la crise sanitaire actuelle.

The Bridge #2.4

Ce quintet, qui bénéficiera d’une grande stabilité en termes de personnel, démarre sur les chapeaux de roues dans l’antre de l’ingénieur du son Ken Christianson, Pro Musica. Les musiciens trouvent leurs marques très rapidement alors qu’ils explorent des univers musicaux allant de la musique concrète à l’ambient, du minimalisme aux envolées fougueuses. Au sein du groupe se forment également des alliances avec des dialogues passionnants.

The Bridge #2.4 @ The Bridge

Ce premier soir, la saxophoniste Morgane Carnet jette des coups d’œil autour d’elle et donne l’impression d’être là comme un cheveu sur la soupe à la vue des innombrables pédales d’effets alignées dans le studio par ses camarades. Elle est en effet seule à jouer d’un instrument acoustique – elle alterne le ténor et le baryton –, et doit trouver sa place au milieu d’un vaste réseau électrifié. Si durant le concert, jouer à savoir qui produit tel ou tel son peut être une gageure, la question ne se pose jamais avec la souffleuse. Par conséquent, la difficulté est pour elle de ne pas trop attirer l’attention sur elle quand la priorité doit être donnée au collectif. En produisant de longues notes et en faisant usage de la répétition, elle parvient à sortir son épingle du jeu. En marge de The Bridge #2.4, on la (re)découvre cependant au sein d’un trio improvisé avec la chanteuse Emilie Lesbros et la saxophoniste alto Sarah Clausen où elle peut faire admirer son style ample, généreux et chaleureux.

Fanny Lasfargues, à la basse électro-acoustique à cinq cordes, est la plus caustique ou agressive, tout en émettant des sons sourds qui hantent les échanges. Frottant ses cordes avec des brosses, insérant des baguettes entre ces mêmes cordes ou les martyrisant à l’aide de maillets, elle produit des textures originales et dures. Adepte de la musique bruitiste – elle aurait parfois tout à fait sa place dans un groupe de musique industrielle –, ses sifflements, crachements ou bruissements viennent constamment alimenter les débats.

La violoniste Macie Stewart est la spécialiste des atmosphères, même si elle sait également être grinçante. A l’archet, elle dirige souvent ses condisciples vers l’introspection et la mélancolie, mais aussi cherche à installer des climats étranges et austères. Dans un autre registre, ses élans en pizzicato sont impressionnants et ses courses folles communicatives – un défouloir en quelque sorte.

Jozef Dumoulin @ The Bridge

Le claviériste Jozef Dumoulin est l’empêcheur de tourner en rond (n’était-ce pas son compatriote Jacques Brel dans le rôle de « L’Emmerdeur », le film d’Édouard Molinaro ?). Armé d’un clavier MIDI et de nombreux autres appareils, il refuse la routine et jette de temps en temps des éléments incongrus en pâture. Si le Belge joue la carte de l’électronique durant son séjour, un étonnant set à Elastic avec un groupe impromptu permet d’admirer sa facilité et sa polyvalence au piano acoustique. L’osmose avec le saxophoniste alto Nick Mazzarella, le contrebassiste Anton Hatwich et le batteur Jeremy Cunningham est étonnante et captivante. Cette réussite incite d’ailleurs les musiciens à entrer en studio pour graver quelques plages.

Enfin, le magicien Damon Locks est toujours prêt à incarner l’élément perturbateur si Dumoulin est en manque d’inspiration. Chaque concert est l’occasion pour lui de dévoiler un nouveau « jouet » : la boombox, qu’il affectionne pour donner un écho particulier à ses interventions vocales ; tourne-disques rouge vif pour des séances de scratching ; ou encore son haut-parleur portable DiamondBoxx à l’épaule qu’il oriente pour moduler le son. Au milieu de ses gadgets, l’homme opère un savant dosage pour éviter de noyer ses partenaires sous un flot sonore venu d’une autre planète.

The Bridge #2.7

Il aurait fallu souffrir d’un dédoublement de la personnalité pour pouvoir également assister au concert inaugural de ce qui devait être un autre quintet. La formation a ouvert les hostilités à la même heure à Madison dans le Wisconsin à quelque 200 km de Pro Musica – une des trois excursions prévues au programme, les autres étant Milwaukee et à nouveau Madison (pour #2.4). Emilie Lesbros qui vient remplacer Rafaëlle Rinaudo au pied levé pour quelques dates, la trompettiste Jaimie Branch qui doit écourter son séjour, le saxophoniste Isaiah Collier qui est indisponible deux soirs et le batteur Tim Daisy qui doit s’éclipser en raison d’une urgence familiale font que le groupe est à géométrie variable (trio, quartet ou quintet). Seul le guitariste Gilles Coronado est fidèle au poste.

The Bridge #2.7 @ The Bridge

Cette formation est plus haute en couleurs, ne serait-ce que du fait de la présence de Jaimie Branch. Lorsqu’elle s’adjoint une table couverte de mini-claviers et d’autres appareils électroniques et qu’elle revêt son ample et longue blouse satinée violette, elle a manifestement des airs de grande prêtresse, manipulant et triturant ses propres notes ou bribes de phrases. Elle aussi peut jouer les trouble-fête et se fait même rire toute seule alors qu’elle déniche les sons les plus bizarres possibles. Lorsqu’elle se concentre sur son instrument de prédilection, son jeu tranchant et claironnant est jouissif. Un soir, la trompettiste nous dévoile même ses talents cachés de pianiste avec de vifs motifs, ses mains donnant l’impression de survoler le clavier.

Isaiah Collier, une figure montante de la scène de Chicago, notamment avec son groupe The Chosen Few, est le plus jeune de la bande. Mais à en juger par son comportement sur scène, on pourrait en douter. Capable de débordements sulfureux, il fait souvent preuve d’une assise sûre et d’un calme olympien. Que ce soit au saxophone soprano, au ténor ou à la clarinette basse, son assurance et son jeu précis permettent de bien ancrer la formation. Toujours patient, il écoute avec attention ses partenaires avant de se mêler aux ébats ou de faire des propositions. Enfin, Collier cherche souvent à s’associer à Coronado, que ce soit pour apporter un contrepoint ou poser une trame de fond hypnotique.

Coronado, souvent le seul Français du groupe, est probablement celui qui doit s’adapter le plus aux changements de configuration, devant parfois mettre un bémol à ses riffs rageurs. Pourtant, il trouve en Daisy le compère idéal lorsque la situation est propice, notamment quand la tonalité penche vers le rock. Sinon, il crée des climats qui pourraient trouver une parenté chez John Abercrombie ou, à l’image d’un peintre, il appose des touches à la finition d’un tableau.

The Bridge #2.7 @ The Bridge

Tim Daisy est à l’aise dans toutes les situations – passant facilement du percussionniste affairé au pourvoyeur de tempos. Il peut en alternance donner le ton et répondre aux orientations données par les autres musiciens. En mode hyperactif avec ses petits instruments de percussion, il apporte un foisonnement d’idées. Mais surtout, le batteur sait poser des fondations sur lesquelles tout le monde peut se reposer et se positionne en lien privilégié entre les membres du groupe.

Emilie Lesbros qui ne devait être qu’une invitée est parachutée comme membre à part entière de la formation afin de combler l’absence de Rafaelle Rinaudo. Si son arrivée change la teneur des débats, les autres musiciens sont disposés à l’intégrer au mieux. Elle invente des phrases dans le feu de l’action – en français, en anglais, en polonais ou en sango, une langue de la République centrafricaine. Bien entendu, elle produit également des sons propres (« son charabia ») avec un phrasé qui trahit souvent un intérêt pour le mélodieux ou un souci de l’esthétique.

Ce voyage musicalement stimulant avec un public au rendez-vous aura rassuré les organisateurs qui peuvent repartir sur de bonnes bases vers de nouvelles aventures.