Scènes

Being human Being – Enki Bilal / Erik Truffaz à Nantes

Being human Being – Enki Bilal / Erik Truffaz à la Cité, Nantes, le 18 juin 2013, dans le cadre de Jazz en Phase.


Ce « BD ciné-concert », sur le papier, avait tout pour plaire ; une affiche prestigieuse, une rencontre inédite (la création avait lieu ici même, à Nantes) et un concept fertile : la rencontre d’arts et de techniques au service de la création. Hélas, trois fois hélas, la soirée bascule dans l’ennui le plus profond et le concept tient plus de l’escroquerie en bande organisée que d’une quelconque « proposition artistique ».

Devant une Cité presque pleine (soit environ 1800 personnes) les quatre protagonistes œuvrent plus d’une heure pour, finalement, proposer un brouet insipide et démoralisant.
Sur le plateau, Dominique Mahut – percussionniste de variété (Higelin, Lavilliers, Barbara…), pieds nus au milieu d’un set de percussions abracadabrant, avait l’air du professeur Espérandieu de Tardi (le comble pour une soirée Bilal) cherchant désespérément la bonne note parmi tous ses ustensiles. Erik Truffaz, chapeau vissé sur la tête, fait peine à entendre. Attaques trébuchantes, notes chevrotantes, il paraît à bout de souffle et de clichés. Heureusement pour lui, et malheureusement pour nous, la plupart de ses interventions passent d’abord par le filtre d’un ordinateur avant d’être crachées à plein volume sur un public innocent. A ses côtés, assis derrière une table et un ordinateur, raide comme un agent d’assurances, le dénommé Murcof joue du laptop comme d’autres jouent au solitaire. Une présence scénique aussi délirante qu’un jury d’examen. Enfin, à une autre table, le dessinateur Enki Bilal, dont la participation se résume à poser la main sur une tablette graphique, puis à la retirer, la reposer, etc. Enfin, pour clore la fiche technique, trois écrans géants autour des musiciens diffusent les images de planches de bandes dessinées d’Enki Bilal, supposées former la trame de cette manifestation improbable.

Car l’opération reste immuable d’un bout à l’autre de cette longue soirée. Les images projetées sont des dessins filmés de près, avec des zooms dans le grain du papier ou des effets de travelling pour donner du mouvement, et proviennent essentiellement de la Tétralogie du Monstre (Le sommeil du monstre, Trente-deux décembre, Rendez-vous à Paris, Quatre).
Classé par avance dans un ordre très didactique, le déroulé consiste en un très lent zoom arrière à partir d’un détail blanc sur blanc, jusqu’à dévoiler l’image entière. Dans un enchevêtrement désordonné d’images, on décèle une série sur les décors, une autre sur la violence, la guerre, le sang, puis l’amour, les baisers, les décors… et on revient au point de départ : un détail en gros plan. La boucle est bouclée.

Malheureusement, aucun sens ne se dégage de ce montage, aucun propos, aucune idée. Sur ce point, la musique est en parfaite adéquation avec l’image : des nappes de sons crescendo pour le zoom arrière, des fracas épouvantables pour le côté « la guerre-c’est-pas-bien » et ambiance Le grand bleu pour les bisous « tout le monde il est beau ». Le retour sur le détail en gros plan amène une des plus interminables codas de l’histoire de la musique. Quinze minutes de cadence étirée avec sons de violons et de trompettes, de l’écho, et toujours la même absence de sens… Comment finir une phrase qui ne comprend ni sujet, ni verbe, ni complément ?

Les quatre officiants tiennent plus d’une heure sans jamais s’écouter, se regarder, communiquer.
Mahut tapote à droite et à gauche sur d’innombrables percussions, agitant son collier de moules, jouant du berimbau comme avec un archet, la plupart du temps dos au public et aux musiciens. Il a l’air seul. Il l’est. Truffaz, quand il parvient à tirer un son de sa trompette, le noie littéralement sous un tsunami d’effets pour faire croire qu’il n’y est pour rien. Murcof, impassible, vend des polices d’assurance. Quant à Bilal, la star attendue, probablement à l’origine du taux de remplissage de la salle, son activité consiste essentiellement à intervenir sur ce montage d’images avec trois effets Photoshop niveau débutant : filtre de couleur pour changer en direct le rouge en verte. Époustouflant. Filtre négatif-positif pour modifier à souhait l’effet photo. Positif, négatif, positif, négatif, positif, négatif… pendant une heure. Enfin, cerise sur le gâteau, un petit effet de tremblement d’image qui donne à cette soirée diapo un côté épileptique dont on se serait passé.

Cette fausse bonne idée a le mérite de montrer clairement les limites de la technologie et du concept de transversalité lorsqu’ils sont mal utilisés. Le matériau proposé, la forme musicale tient plus du ringard que de l’inédit. Les nappes sonores, ambiance « voix de chœurs inquiétantes » ou bruitages bruyants sortent tout droit d’un documentaire sur les extraterrestres diffusé la nuit sur le câble. La présence du dessinateur, taciturne gratteur de tablette graphique, n’apporte rien à un montage pré-enregistré. Quant au choix des musiciens, c’est une autre histoire. Il est des gloires passées qui résistent au temps.

Jazz en phase vise à mobiliser différentes structures nantaises autour d’un projet de programmation. Dans chaque structure participante, un concert de jazz labellisé. Certains, tel le duo Taylor-Kerecki au Pannonica sont de vraies réussites. D’autres, comme Being human Being, de vrais ratages. Il n’empêche que l’initiative a du bon, et que la synergie entre lieux de production est rentable sur le plan de la communication. Mais tous les chameaux ne passeront pas par le chas de l’aiguille…