Entretien

Christian Lillinger, formes et structures

Entretien avec le musicien allemand à quelques semaines des premiers concerts de Open Form for Society, son ambitieux nouveau projet.

Photo : Michel Laborde

Assez peu (pas encore) connu de ce côté-ci du Rhin, le batteur, percussionniste et compositeur Christian Lillinger a pourtant un parcours musical riche et foisonnant dédié à la musique, à sa musique, dans une optique presque philosophique et globale. Une sorte de quête d’absolu humaniste, une construction solide des rapports humains, de l’échange, de l’interaction et surtout de l’ouverture d’esprit.

Après avoir fait ses classes notamment avec le prodigieux Günter Baby Sommer entre 2000 et 2004, Christian Lillinger se fait connaître rapidement comme membre du trio Hyperactive Kid qui comprend également le guitariste Ronny Graupe et le saxophoniste Philipp Gropper.

A partir de 2008, il met en place plusieurs groupes, joue comme sideman avec de nombreux musiciens d’avant-garde et se tourne de plus en plus vers la musique improvisée et créative. Il fait partie d’une génération de musicien.ne.s européen.ne.s qui se rencontrent et échangent facilement, au sein de structures comme l’European Movement Jazz Orchestra ou qui participent aux dispositifs d’échanges comme le October Meeting du Bimhuis, les créations franco-allemandes de Jazzdor, comme QÖÖlp avec les frères Ceccaldi. On retrouve ainsi dans son univers des musicien.ne.s récurent.e.s comme Petter Eldh, Philipp Gropper, Ronny Graupe, Robert Landfermann, Jonas Westergaard, Christopher Dell, Kaja Draksler, Matthias Schriefl
Il a même été parmi les musicien.ne.s qui ont permis la mise en place de l’Union Deuscher Jazzmusiker, l’équivalent allemand de l’UMJ.

Cette génération plutôt berlinoise, inventive et cosmopolite, est de plus en plus reconnue par-delà les frontières. Il faut pourtant encore se déplacer car, hormis à Strasbourg avec Jazzdor et le travail transfrontalier effectué par Philippe Ochem, la scène jazz allemande a du mal à passer le pont.

Christian Lillinger. Berlin, juin 2019 © Michel Laborde

L’entretien s’est déroulé en deux parties. Une première a été faite à Berlin, confortablement installés dans le bar d’un hôtel de luxe, mais l’enregistrement n’a pas fonctionné. Heureusement, nos routes se sont recroisées quelques mois plus tard au festival International de Jazz de Saalfelden (Autriche) où il venait jouer avec le nouveau projet Koma Saxo de Petter Eldh. Cette fois, l’enregistrement a marché.

Commençons par votre dernier projet Open Form for Society. J’aimerais en savoir plus sur le choix de l’instrumentation [1], les doubles pupitres et l’absence d’instruments à vent.

Dans ce cas-ci, c’était spécial parce que normalement je compose pour les musiciens, pas pour leurs instruments. Mais cette fois, c’était comme une combinaison des deux. J’ai composé pour des instruments plus ou moins précis. Parfois, le saxophone peut altérer le son et cela aurait été ennuyeux pour moi. J’ai choisi de ne garder que des instruments à diapason direct, pour que les structures et les détails soient beaucoup plus abondants. C’est ce que je ressens et aussi parce que tous ces instruments s’accordent mieux. Par exemple, dans cette musique, un saxophone et un piano ne fonctionnent pas ensemble. J’ai découvert qu’il était plus intéressant de combiner piano à queue, piano droit et synthétiseur qui fusionne les choses. Il y a aussi le marimba et le vibraphone, qui sont un peu semblables. Si vous prenez Pierre Boulez « Sur Incises » (1996/98), alors vous avez les mêmes méthodes que lui pour choisir les instruments. C’est vraiment percutant, très clair et très plastique pour vous permettre de faire un son dynamique.
Et je prends aussi deux bassistes, mais je ne les assemble pas tout le temps. J’utilise leur « voix » quand c’est nécessaire. Robert Landfermann et Petter Eldh ont des voix très différentes.
Il y a le violoncelle, qui, à mon avis, donne une instrumentation beaucoup plus classique à ce projet. C’est beaucoup plus plat.

Plat ?

Oui, plat. Pas trop d’expression. Je ne veux pas de cette attitude expressionniste, comme « yeaaaaaaah » dans le free jazz. Parfois, c’est trop. C’est génial d’avoir des structures plates et vraiment étonnantes et des sous-structures vraiment puissantes, pas si bruyantes… J’ai besoin que ce soit plus percutant, que ça rentre dans mon cadre. Et j’adore le piano, donc je suis heureux d’avoir cette configuration avec trois pianistes.
Et c’est un projet avec de la musique nouvelle, donc j’ai choisi des musiciens qui savent vraiment lire et préparer beaucoup de choses plus quelques improvisateurs. Et j’ai fait un bon mélange entre la musique écrite et l’improvisation. J’ai pu faire tout ce que je voulais.

Comment était la séance d’enregistrement ? Quel genre de processus ? Je suppose que c’était long et qu’il y avait aussi une partie de collage après ? Parler de structures, c’était comme construire une maison ?

Un petit peu, oui. J’ai d’abord structuré le cadre, puis nous avons ajouté de plus en plus de notes ; ou alors j’ai construit une pièce et après l’avoir écoutée, je la déconstruis à nouveau, parce que je n’aime rien de ce que j’ai fait ou pour faire autrement et trouver ce que je veux entendre, et ensuite je restructure cela d’une façon différente pour retrouver un cadre. Si vous enregistrez une musique vous devez le faire clairement, sinon tout s’écroule pour les musiciens.

Vous utilisez les partitions avec Open Form ?

Oui, absolument. J’ai écrit beaucoup de musique. Il y a deux ans, j’ai eu une résidence de plusieurs mois à Bâle et j’ai eu le temps de réfléchir ! Mais je travaille tout le temps sur la musique donc je ne peux pas dire si les choses viennent de cette époque spécifique : je compose en permanence depuis des années maintenant.
Mais il y a deux ans, nous avons tous passé du temps ensemble pendant cinq jours. Et l’endroit, le studio, nous a permis d’y rester et même d’y dormir, pour que nous puissions passer ce temps ensemble, discuter et jouer de la musique. Mais avant ça, on avait répété, bien sûr.
Pendant ces cinq jours, nous avons décidé quelles parties pouvait être jouées ensemble et parfois nous avons enregistré des parties très détaillées à cause du son dans des salles séparées, dans des sections séparées… c’était vraiment précis. Les parties improvisées sont faites en une seule prise ou presque. Nous avons décidé ensemble quelles parties d’improvisation choisir. Certaines formes sont très claires, avec des structures et des cadres étonnants auxquels on ne peut déroger.

Mon but est d’avoir les musiciens au milieu du public. Et les gens assis autour. Cela fait partie du processus et pour les gens, ce n’est pas le même concert selon leur place.

Pouvez-vous jouer ce projet sur scène, en direct et comment ? Comment disposer les instruments sur scène ?

Oui. C’est une nouvelle expérience. Normalement, quand on a un projet, on monte un groupe, on fait des milliers de concerts et on produit le cd. Mais je l’ai fait dans l’autre sens parce que c’est vraiment axé sur une conception.
Nos premiers concerts live auront lieu à Donaueschingen (19 octobre) et au Jazzfest Berlin (1er novembre). Ce sera une aventure !

Sur scène, c’est intéressant parce que l’aspect vraiment fort de toute cette production, c’est le son. Mon but est d’avoir les musiciens au milieu du public, au centre. Et les gens assis autour. J’ai envie de cette configuration. Cela fait partie du processus et pour les gens, ce n’est pas le même concert selon leur place. Notre ingénieur du son y travaillera aussi beaucoup. Il va changer l’ambiance des espaces grâce au traitement électronique. Je suis enthousiasmé par cette expérience.
J’ai beaucoup de groupes, tellement de choses, c’est super d’avoir ce projet. Je ne me force pas à faire des concerts avec ce projet, c’est beaucoup trop lourd à organiser, d’avoir tous les pianos, l’électronique, c’est fou….

Open Form for Society fait référence à The Open Society and Its Enemies de Karl Popper. Pouvez-vous expliquer cela ?

Toutes les personnes sont responsables des cadres qu’ils se créent. Popper dit que chaque être humain a sa propre voix, son propre discours et que nous nous fondons tous en un seul processus. C’est une façon de décrire l’ouverture d’esprit, pour penser tout le processus. Mais ce n’est pas forcément la première chose que j’ai en tête pour cette musique. Vous devrez d’abord l’écouter. C’est juste une façon de la décrire. Le processus de production est vraiment ouvert, pour les gens ouverts d’esprit.

Je ne joue pas vraiment de la musique libre, mais de la musique structurée.

Comment réagissez-vous lorsque vous rencontrez quelqu’un qui n’a pas l’esprit ouvert ?

C’est hardcore ! Je peux prendre un pistolet ou…. que faire s’il n’est pas assez intelligent, on ne peut pas vraiment discuter. Il est fermé de partout… Bien sûr, je choisis des gens ouverts d’esprit. Je les choisis parce qu’ils correspondent à ma société ouverte. Je pourrais mettre du temps à faire changer d’avis des gens réfractaires. Mais c’est tellement difficile de monter un groupe pour un projet, et en cinq jours de travail, il n’y a pas de temps à perdre avec ça.
Nous avons travaillé dans des directions ouvertes, avec des choses ouvertes, ensemble.
C’est de la musique structurée. Je ne joue pas vraiment de la musique libre, mais de la musique structurée. Strukturalisme !

Christian Lillinger © Michel Laborde

Comment décrivez-vous votre musique ?

Je ne peux pas. Pas comme ça. Pas avec les mots habituels. Mon but est d’avoir quelque chose de totalement indépendant, ce qui prend un certain temps parce que nous sommes tous éduqués avec la musique normale, comme le jazz, nous savons comment cela sonne. C’est vraiment difficile d’en faire une image abstraite. Les habitudes ne sont pas faciles à changer. J’essaie de prendre beaucoup de risques dans ma musique. Et je peux aussi jouer de la musique normale avec d’autres groupes… J’essaie de faire bouger les choses, d’avoir beaucoup plus de liberté. Je fais un cadre et j’essaie de l’ouvrir, parfois de le détruire, d’une manière positive, pour remettre en cause vos principes, vos habitudes.

Vous êtes profondément dans le structuralisme, le sérialisme, vous citez souvent Pierre Boulez.

Oui, musique sérielle ! J’essaie de composer une musique totalement indépendante du temps. Elle doit pouvoir survivre. Ce n’est pas une musique qu’on choisit parce que c’est branché. J’essaie de jouer contre mes habitudes, de composer contre mes habitudes, je dois apprendre moi-même.

Quelles sont ces habitudes ?

Parfois, j’attends quelque chose d’un autre musicien, j’écris quelque chose qui est totalement à l’opposé de ce qu’il va faire. Cela l’oblige à faire autre chose et il faut trouver une voie médiane parce qu’il a aussi sa propre interprétation à ce sujet.
Et je dois répéter avec Open Form for Society parce que dans le monde classique ([certains des musiciens du projet sont liés au domaine de la musique classique et contemporaine]), ils prennent ça vraiment au sérieux. Ils sont un peu coincés parce que personne n’est derrière la musique qu’ils jouent. Ils ne sont pas à la fois chef d’orchestre, compositeur, interprète et improvisateur, comme nous le sommes. Ils séparent les parties. Alors que tout est ensemble. Mais une fois qu’ils ont compris cela, tout va bien.
Une dernière chose à propos de Open Form for Society, c’est le partage. Il y a deux vibraphonistes, l’un vient plutôt de la Neue Muzik et l’autre est plus dans la musique improvisée. Ils peuvent donc jouer tous les deux beaucoup de morceaux structurés, mais leur son est différent. J’aime avoir le même son, mais avec d’autres êtres humains derrière, cela change l’expression.

L’erreur n’est une erreur que parce qu’on vous a appris que c’est une erreur. C’est stupide.

En musique classique, ils apprennent à ne jamais faire d’erreurs, alors qu’en musique improvisée, ils savent comment gérer les erreurs.

L’erreur n’est une erreur que parce qu’on vous a appris que c’est une erreur. C’est stupide. Si vous pouvez répéter directement votre « erreur », alors vous avez une nouvelle image ! Puis en la répétant encore une fois ça crée un monde esthétique et peut-être qu’une chanson en sort ! Il n’y a pas d’échec.
Je garde ma famille de musiciens que j’aime, ma bande.
Je veux structurer même l’improvisation. Quand on commence à improviser, il est bon d’avoir un cadre clair, une ambiance, des directions. Alors ça peut partir !

Christian Lillinger, avec le Joachim Kühn trio au Parc Floral (Paris) en 2010. © Fabrice Journo

Votre bande de musiciens ! Parlons de Kaja Draksler et Petter Eldh par exemple. Vous avez le trio Punkt.Vrt.Plastik ensemble.

Je connais Kaja depuis douze ans maintenant. Nous étions ensemble au sein du European Movement Jazz Orchestra [2]. C’est notre génération. J’ai aimé ça, on s’est bien amusés avec ce groupe. Je suis resté en contact avec elle pendant des années et nous avons décidé qu’il était temps de travailler ensemble. C’était lors du October Meeting au Bimhuis d’Amsterdam, en 2016. C’était une sorte de renaissance de jouer ensemble.
Elle aime vraiment la musique classique, elle est impliquée et c’est quelque chose que j’entends dans son jeu. Elle aime aussi Boulez et les trucs hardcore ! En fait, nous composons tous, mais pour l’album, j’ai écrit la plupart des morceaux. Maintenant, Kaja et Petter ajoutent de plus en plus de musique. Nous sommes en tournée en octobre.

Eldh et Draksler sont tous les deux en Open Form, ce trio est donc un pivot dans le groupe ?

Pas tant que ça. Quand on joue en trio, la communication est directe, la musique est beaucoup plus compacte et on joue beaucoup en trio. Mais dans Open Form, nous n’avons que quelques séquences en trio. Nous sommes toujours liés, c’est vrai, c’est pourquoi je les choisis. Mais ce n’est pas le trio dans Open Form. Je sais comment ils fonctionnent, je peux composer en fonction de ça.

Il faut beaucoup de succès pour survivre dans cette musique.

Et Petter Eldh vous a recruté dans son nouveau groupe Koma Saxo.

Oui, c’est sa propre musique. C’est un projet pensé post-Amok Amor. (Amok<->Koma) Une sorte de nouveau départ. Petter et moi partageons des tas de choses. Nous avons beaucoup joué et répété à Berlin, maintenant nous sommes tous les deux dans des directions différentes, mais nous avons ce lien fort. Les trois saxophonistes de Koma Saxo apportent quelque chose de frais, de nouveau. C’est un peu ironique, parce que nous avons dit que nous en avions assez des saxophones dans notre musique et Petter a pris un tas de saxophones dans son groupe ! Petter a une vision claire de ce groupe et de la musique.

En parlant de groupes, vous jouez dans beaucoup d’entre eux. Voulez-vous vous concentrer sur votre musique maintenant ?

Oui, je travaillerai plus sur mes projets. Comme le trio Dell Lillinger Westergaard, nous venons de sortir un nouvel album Grammar 2, après Grammar il y a quelques années. Nous avions mis en place une improvisation grammaticale spécifique et maintenant c’est la suite. Et nous pouvons inviter d’autres musiciens avec nous, comme Johannes Brecht à l’électronique en temps réel. Avec Dell-Brecht-Lillinger-Westergaard, nous avons produit le cd Boulez Materialism - Live in concert.
Nous avons un projet avec une compositrice et pianiste de Neue Muzik, Tamara Stefanovich. Nous jouons de la musique, elle joue sans improvisation et nous structurons tout autour d’elle. Et on fait des coupes, comme des collages. On en fait une nouvelle carte et elle y joue, à la recherche d’autre chose. C’est vraiment compliqué à décrire, c’est frais. Elle est assez ouverte d’esprit pour jouer avec nous, car elle peut réagir à nos propositions. Ce n’est pas de l’improvisation, c’est de l’interaction. On lui donne tout le temps des cadres différents, donc c’est une sorte d’improvisation !
Il y a aussi un duo avec Johannes Brecht, c’est plus des trucs électroniques bizarres…
J’ai ma maison de disques, Plaist Records, donc je peux mettre beaucoup de musique dessus. C’est bien d’avoir ma propre structure. Il y a trois autres productions à venir.

Quelle est l’économie de votre maison de disques ?

Je dépense mon argent pour ça. Je ne gagne jamais d’argent, ce marché est tellement foutu. Mais, je peux suivre mon chemin, jouer ma musique. Je fais le design avec ma femme. Elle fait les photos. J’ai un contrôle à 100% de mon travail.
Toute l’affaire est difficile pour tout le monde. Même avec du succès. Il faut beaucoup de succès pour survivre dans cette musique. Je peux gagner ma vie, mais à la marge, je dois faire des millions de choses pour (sur)vivre.

par Matthieu Jouan // Publié le 13 octobre 2019
P.-S. :

[1Christian Lillinger - Composition, batterie, concept
Petter Eldh - Basse
Robert Landfermann - Basse
Kaja Draksler - Piano droit
Antonis Anissegos - Piano
Elias Stemeseder - Synthétiseur
Christopher Dell - Vibraphone
Lucy Railton - Violoncelle
Roland Neffe - Marimba, Vibraphon, Glockenspiel

[2Parmi ses membres figuraient également Matthias Schriefl et Susana Santos Silva à la trompette, Philipp Gropper et Jure Pukl au saxophone