Entretien

Julien Pontvianne, l’écho du silence

Rencontre avec le saxophoniste/clarinettiste à l’AJMI à Avignon

Photo © Christophe Charpenel

Julien Pontvianne était à Avignon fin novembre à l’occasion d’un des trop rares concerts d’Abhra. Le sextet, ou septet, si l’on compte la présence - qui compte - de Pierre Favrez au son, a offert au public de l’Ajmi un concert bouleversant, propulsant en apesanteur une salle comble et comblée. Le lendemain matin, le saxophoniste a gentiment pris le temps d’un entretien avant de repartir vers d’autres projets.

Julien Pontvianne photo C Charpenel

- Pouvez-vous vous présenter ?

Julien Pontvianne, je suis saxophoniste, clarinettiste, j’écris de la musique. J’ai la grande chance de jouer dans beaucoup de projets qui me passionnent tous autant. Je viens de la banlieue Est de Paris. Je travaille beaucoup sur la lenteur. C’est la façon dont je me positionne quand on me le demande, même s’il ne s’agit pas vraiment d’une posture.

- Pour entrer dans le vif du sujet, justement à propos de la lenteur dans votre musique, y-a-t-il une recherche, une démarche particulière ?

Il n’y a rien de conceptuel, je ne me dis pas « je vais travailler sur la lenteur » : l’adjectif arrive a posteriori. C’est quelque chose qui vient vraiment d’ailleurs, c’est la façon dont j’ai envie de jouer, de partager la musique. Le rapport au silence aussi m’importe beaucoup. Dans la musique, j’aime lorsqu’on s’obstine à creuser quelque chose. Il se trouve que pour moi c’est ce rapport au silence et cette idée de lenteur qui s’exprime de plein de façons différentes, qui veut tout et rien dire d’ailleurs, je ne l’oppose pas au « concept » de vitesse. C’est quelque chose de très naturel et organique, plutôt qu’un concept. J’aime partir du silence, du bruit ambiant qui n’est jamais vraiment du silence, l’attention que l’on y porte, et dont la lenteur serait une conséquence.

j’entendais souvent ce mot de « désapprendre » quand j’étais adolescent, de la part de musiciens plus vieux. C’est quelque chose que j’ai appris à comprendre, depuis.

- Votre jeu de saxophone est très effacé, retenu, il contraste avec l’image stéréotypée du saxophoniste frontal qui enchaîne les chorus. Comment abordez-vous votre propre interprétation dans un groupe ?

Je ne me place pas du tout en leader dans ma façon d’écrire. J’écris pour un groupe. Je ne me dis pas que je dois me justifier au sein du groupe en prenant de la place. Ma place se fait naturellement, si je ne joue pas pendant quelques minutes, ça ne me pose aucun problème. Ce qui n’a pas toujours été le cas d’ailleurs : c’est un long cheminement. Se permettre de si peu jouer, cela ne va pas de soi. J’ai un parcours où j’ai appris au conservatoire, j’ai joué du jazz très jeune. J’ai appris à être un instrumentiste prolixe. Mais je me souviens que j’entendais souvent ce mot de « désapprendre » quand j’étais adolescent, de la part de musiciens plus vieux. C’est quelque chose que j’ai appris à comprendre, depuis. 

C’est pourtant cette image du saxophoniste - un homme, évidemment -, avec sa posture presque toute-puissante, qui nourrit une sorte de rejet chez moi.

- Finalement, vous cherchez à vous défaire de certains réflexes que l’on acquiert après un dur travail ?  

Oui, c’est ça, ce sont des réflexes, on a tendance a vouloir se justifier d’être là, remplir, alimenter le discours tout le temps, être dans la démonstration aussi. Je me suis rendu compte que ça n’était pas du tout la façon dont j’avais envie d’être dans la musique. C’est là qu’il s’agit de désapprendre, de trouver la place à laquelle on se sent bien, et l’assumer.

Photo © Gérard Boisnel

- Ça pose aussi la question du rapport à l’instrument ?

Oui, à un moment j’ai connu une sorte de réaction… je n’irais pas jusqu’à dire de rejet ou de dégoût, mais pas loin, de cette position du saxophoniste « héros ». Je n’avais pas du tout envie de m’associer à cette image. Simplement elle ne me convenait pas. Et c’est une question qui est toujours là aujourd’hui. D’ailleurs quand on me pose la question de ce qui m’a donné envie de jouer du saxophone lorsque j’avais 6 ou 7 ans, je ne sais jamais trop quoi répondre, à part que c’est peut-être cette représentation qui m’a plu au départ. Aujourd’hui, c’est pourtant cette image du saxophoniste - un homme, évidemment -, avec sa posture presque toute-puissante, qui nourrit une sorte de rejet chez moi. Alors naturellement je me place le plus loin possible de ça, et le fait de très peu jouer lors de certains concerts en est probablement une des conséquences. 

- Comment a émergée l’idée d’un nouvel album d’Abhra, six ans après le premier ?

L’idée a toujours été là. J’ai du mal avec l’idée de mettre fin à un groupe : je pense toujours à la suite, même si ça prend des années. On avait prévu ce deuxième album pendant le Covid, on avait planifié deux jours de répétitions, deux jours d’enregistrement et un concert à Paris, à l’Atelier du Plateau. Et la veille de venir, Lauren Kinsella et Hannah Marshall m’ont appelé d’Angleterre pour me dire qu’elles ne pouvaient pas venir : les règles avaient changé au Royaume Uni, et imposaient deux semaines de quarantaine à toute personne qui revenait de l’étranger. Elles s’étaient engagées ailleurs et ne pouvaient pas se permettre cela. J’ai alors tout de suite pensé à Isabel Sörling, que je connais bien, pour remplacer Lauren. Je n’entendais qu’elle, à vrai dire, pour prendre ce rôle. Je me suis dit : si elle peut, on le fait, sinon, on annule. Par chance elle pouvait, et par chance elle a accepté. Et par bonheur Adèle Viret a pu remplacer Hannah Marshall. Alors on l’a fait !

- Comment naissent les morceaux ? C’est un travail collectif de composition ?

Non, tout est plutôt écrit. J’ai des choses très précises en tête quand j’arrive en répétition, même s’il y a évidemment une marge de manœuvre. Autour de moi ce sont de super musiciens, improvisateurs, il n’est pas question de vouloir tout contrôler. Mais le cadre dans lequel je leur demande d’évoluer est assez précis, clair et ténu. 

- Il n’y a souvent pas de batterie dans les projets que vous initiez. Il n’y a pas de place pour cet instrument ?  

Pour ces projets je n’entends pas la batterie comme on l’entend dans le jazz. C’est vrai qu’elle est rare : j’entends plutôt des percussions. Mais j’aime beaucoup la batterie, il n’y a pas de problème de ce côté-là ! (rires) Je suis fasciné par un batteur comme Paul Motian, par exemple, et c’est peut-être pour me détacher de cette icône que je préfère qu’il n’y ait pas de batterie. S’il y a avait de la batterie dans Abhra, ce serait probablement quelque chose « comme du Paul Motian » et il vaut peut-être mieux qu’il n’y en ait pas. Mais je ne me suis jamais vraiment posé la question. 

Photo © Michel Laborde

- Quels sont les projets à venir ? 

Il y en a beaucoup ! J’espère qu’on pourra les jouer, les partager à leur juste valeur. Il y en a un particulièrement fascinant en cours, avec l’Ensemble 0, mené notamment par Stéphane Garin, un des percussionnistes de Aum Grand Ensemble. On travaille sur la musique d’Arthur Russell, musicien qui a joué un rôle important aux débuts de la scène disco à New-York dans des années 70. Il a écrit une musique pour la première pièce de répertoire qu’a mise en scène Bob Wilson, sur le mythe de Médée. C’est une musique sublime, mais il n’a finalement pas été retenu par Bob Wilson qui a fini par le remplacer par Gavin Bryars. Pourtant la musique existe : Philip Glass, qui avait présenté Russell à Wilson, l’a sortie sur son label ; elle s’appelle Tower of Meaning. Comme il est impossible d’en trouver les partitions, j’ai tout retranscrit pour les faire moi-même. C’est très orchestral, ça m’a pris des centaines d’heures. Le projet sera notamment avec Peter Broderick, qui travaille sur le répertoire d’Arthur Russell depuis longtemps. Il se trouve qu’il a accès aux archives de Russell, et que l’on va insérer des chansons inédites dans le disque et le concert, chantées par Peter, entre les pièces de Tower of Meaning. La première aura lieu début octobre 2023, elle sera mise en espace et en lumière par Christian Rizzo et Caty Olive. 

Ce à quoi on ne s’habitue jamais vraiment, c’est l’indifférence qu’on a l’impression de susciter auprès des programmateurs.

- Cela rappelle un peu l’idée du projet Elpmas Revisited de Moondog avec Ensemble 0, l’idée d’interpréter un album entier ?

Ce n’était pas le même contexte mais oui, c’est un peu la même idée. Pour Elpmas, on avait joué des morceaux qui avaient été construits avec des samples, et qui n’avaient jamais été joués par des humains. A l’initiative d’Amaury Cornut, on a joué ce répertoire pendant cinq ans ; la dernière était à la Philharmonie de Paris début octobre. 
Sinon, dans les projets à venir, je pars bientôt en résidence avec le quatuor de clarinettes Watt à Albi, au GMEA, pour enregistrer un prochain album de musique écrite, ce qui est une première avec ce groupe qui a plus de dix ans. J’espère qu’on aura l’occasion de partager tout ça en live surtout, pas que sur disque. 

Je ne peux pas tous les citer mais il y aura aussi un Shan (trio avec Pascal Charrier et Ariel Tessier) agrandi, pour lequel Pascal m’a proposé d’écrire. Il y a aussi le projet qui associe Kepler (avec Maxime et Adrien Sanchez) à la chanteuse Linda Oláh et aux danseurs Ingeborg Zackariassen et Toby Kassell. On est très contents du travail que l’on a fait mais pour l’instant, on n’a pas de première… 

À venir aussi de nouvelles choses avec Tripes (Marco Quaresimin, Julien Chamla) et Onze Heures Onze Orchestra. Un nouvel album d’El Memorioso va sortir début 2023 (Nicolas Souchal, Xavier Camarasa, Olivia Scemama, et toujours et encore Julien Chamla) - dans lequel nous continuons de creuser différentes façons d’utiliser la mémoire dans l’improvisation. Je vais aussi partir en tournée avec The Bridge début 2023. Trois semaines de concerts improvisés avec le même groupe qui se monte pour l’occasion, ça sera une expérience inédite ! Dommage que ce genre de tournée n’arrive pas plus souvent car la musique s’y fait et évolue tellement différemment que lorsque l’on joue juste une fois de temps en temps…

Photo © Michel Laborde

- Il y a assez peu de dates prévues avec Abhra, en effet…

Oui, pas assez à mon goût, même si on a quand même quelques concerts : le prochain est au 360 Paris Music Factory, le 10 février. On va aussi partir en Italie, pour une tournée de cinq concerts, et je m’en réjouis. Mais c’est vrai que c’est difficile de jouer autant qu’on l’aimerait. Ce à quoi on ne s’habitue jamais vraiment, c’est l’indifférence qu’on a l’impression de susciter auprès des programmateurs. Pourtant quand on arrive à jouer, le public est là, toujours. Hier encore à l’Ajmi on a passé un super moment dans une salle pleine !

- Comment se porte le label Onze heures Onze ?

Bien, grâce à Alexandre Herer qui est un monstre de travail et d’abnégation. Sans lui, ça n’existerait pas. Il bosse beaucoup avec Stéphanie Knibbe, beaucoup d’albums sortent, beaucoup de résidences sont organisées et de musiques créées grâce à leur travail. Ils font toujours en sorte que les choses se fassent, et c’est beaucoup d’efforts. C’est précieux d’être entouré de gens comme eux.