Portrait

Benjamin Moussay prend de la hauteur

Le disque Promontoire de Benjamin Moussay nous donne à entendre un univers épuré et délicat.


Benjamin Moussay, photo Christophe Charpenel

Réputé pourtant pour ses collaborations nombreuses auprès des activistes du jazz contemporain, chez qui il est passé maître dans l’art de faire sonner les claviers les plus électroniques, il s’attarde aujourd’hui sur des versants plus acoustiques. Seul, de surcroît, face à un piano dont il extrait toute la beauté.

Le bagage pianistique de Benjamin Moussay est riche d’une littérature qu’il connaît sur le bout des doigts et continue de travailler. Parmi les grands maîtres parvenus à dompter le monstre de quatre-vingt huit touches et qui lui serviront de modèles, Claudio Arrau aura été le premier choc. Arturo Benedetti Michelangeli, Alfred Brendel, Wilhelm Kempff, Edwin Fischer viennent à la suite. Cet engouement provient d’une tante, excellente pianiste amateur, qui jouait Schubert et Beethoven. C’est Thelonious Monk, cependant, qui le bouleverse, change son oreille et son rapport au monde. Avec Pure Monk, double vinyle chez Milestone, le Moussay de quinze ans découvre “Solitude”, “Memories of You”, “Functional”. Ce sera le jazz.

Jeune, seul, c’est un peu trop, il choisit la formule en trio. Là encore, les maîtres ne manquent pas. Bill Evans, Scott LaFaro et Paul Motian dans Sunday at the Village Vanguard, Keith Jarret Still Live avec Gary Peacock et Jack DeJohnette, Chick Corea Now He Sings Now He Sobs (Miroslav Vitous et Roy Haynes), Martial Solal bien sûr [1] ou tout particulièrement, pour cette génération de musiciens quarantenaires le mythique trio Joachim Kühn, Daniel Humair, Jean-François Jenny-Clark. S’ensuivent vingt-cinq ans d’expérience et de partage sur tous types de machines. Avec Arnault Cuisinier et Eric Echampard notamment : le dernier disque On Air est sorti en 2010. Depuis, le besoin se fait sentir de se recentrer et de repenser le rapport au clavier. Le piano s’impose naturellement, en solo cette fois.

L’instrument n’est pas facile à maîtriser : le coffre est un bloc de bois, de métal et de feutrine. De surcroît, contrairement à la plupart des vents ou des cordes frottées, le musicien n’est pas en contact direct avec le son, que ce soit la colonne d’air ou la corde. Au piano la touche et la mécanique imposent une grande distance entre le pianiste et le son, souligne Benjamin Moussay. Le travail consiste à réduire cette distance jusqu’à créer l’illusion de manipuler directement le son. Alors cet instrument devient capable de chanter et de transmettre une infinité de nuances et d’émotions.

Benjamin Moussay, photo Christophe Charpenel

Au-delà de cet aspect technique, l’exercice en solitaire demande de canaliser une attention rendue fragile par l’absence d’échange avec les autres musiciens qui, d’ordinaire, enrichissent le propos par leur énergie. J’ai tenté d’explorer cette concentration particulière liée au fait de jouer et d’improviser seul : la vague musicale se présente, on s’y accroche et on la suit au mieux. Cela demande une vigilance permanente et une attention totale. On est nourri seulement par l’instrument, les sensations, le flux musical. Pour apprivoiser peu à peu ce phénomène subtil, la pureté offerte par le dialogue avec le seul piano a été pour moi un contexte idéal.  

De là, d’ailleurs, un travail sur le son particulièrement notable sur le disque. Les basses pleines et majestueuses posent les fondations d’une colonne harmonique parfaitement équilibrée aux timbres d’une grande pureté. Le son est un élément primordial, la vibration, la sensation. Le son c’est notre identité, notre voix. Je le travaille quotidiennement. Répertoire classique, polyphonie, exercices personnels. Pour autant, la captation soignée de Gérard de Haro au studio La Buissonne n’est pas sans obstacle.

Il aura fallu apprendre à jouer avec l’enregistrement pour faire ressortir telle ou telle partie. Dans cette séance en piano solo, j’ai eu le luxe de pouvoir jouer sans casque et donc de travailler directement avec le son acoustique du piano. Mon rapport au son a été très instinctif. Et l’atmosphère particulière de cette séance m’a permis de découvrir des zones encore inexplorées pour moi, dans les volumes très faibles voire pianissimo. Le Steinway (magnifiquement préparé par Alain Massonneau) m’a révélé des vibrations incroyables.

Le répertoire a d’ailleurs été pensé et écrit pour le solo. En référence à des éléments qui me définissent intimement. Je travaille et je joue ces compositions depuis des années. Elles ont toutes subi un lent processus d’épure et de simplification, pour devenir des véhicules à l’improvisation, et me permettre de retrouver à chaque fois le plaisir de m’y promener. Comme si, dans notre monde ou le formaté et le rentable sont rois, j’avais envie de retrouver une part d’imprévisible, de rêve, de fragilité. Enregistré en à peine plus d’une heure et d’une manière spontanée, le disque est une forme d’unité de propos et de son qui est apparue, de manière très spontanée, au fil d’un lent processus d’élaboration.

Benjamin Moussay, photo Frank Bigotte

Manfred Eicher, par sa présence et quelques remarques judicieuses, a, à ce titre, contribué à créer une énergie particulière qui a permis de lâcher prise et de laisser jouer la musique. Je l’avais déjà vu à l’œuvre lors de séances avec Louis Sclavis, et son enthousiasme communicatif lorsqu’advient une vague musicale nous aide à aller encore plus loin. On dit souvent qu’écouter de la musique aux côtés d’un maître peut nous enrichir : on n’entend pas pareil. Du mixage à l’ordre des morceaux en passant par le choix des prises, son expertise a été également d’une grande importance, jamais conflictuelle, toujours à propos, sage et clairvoyante. C’est un grand producteur, une très belle rencontre. Cette expérience aura été pour moi riche d’enseignements. 

Seul face à soi-même, c’est le moyen de dresser un bilan et envisager l’avenir. Ce disque est certes une étape musicale, un recentrage. Je voulais créer une boucle fluide entre mes oreilles, mes doigts et l’instrument et entretenir l’équilibre délicat de ce cercle vertueux. C’est surtout une étape dans mon exploration passionnante de toutes ces merveilleuses contrées musicales qui sont, pour moi, encore à découvrir. Maintenant que j’ai plus d’expérience, je suis également attiré par la rencontre entre mes deux mondes musicaux de prédilection : le piano acoustique et les instruments électroniques, en particulier la synthèse modulaire, et je commence à explorer quelques pistes…

par Nicolas Dourlhès // Publié le 28 juin 2020

[1qui fut sensible, en son temps, aux capacités de Moussay. Ce dernier est sorti lauréat Concours International de piano Jazz Martial Solal