Scènes

Bruno Angelini et Philippe Le Baraillec sur la péniche l’Improviste

Deux musiciens, deux univers, deux voyages, entre création originale, compositions personnelles et standards.


Tous deux enseignants à la Bill Evans Academy, anciens élèves de Samy Abenaïm et Bernard Maury et pianistes passionnants, Bruno Angelini et Philippe Le Baraillec se sont partagé une soirée sur la péniche l’Improviste, assurant chacun un set en solo. Deux musiciens, deux univers, deux voyages, entre création originale, compositions personnelles et standards.

22 juin 2013. Les 88 touches du piano accueillent dans un premier temps Bruno Angelini, qui présente pour la première fois son nouveau programme, For A Fistful Of Blues, réappropriation de compositions d’Ennio Morricone pour les films de Sergio Leone. Seules les bandes-son d’Il était une fois la révolution et Le bon, la brute et le truand sont revisitées ce soir, mais la musique d’Il était une fois dans l’ouest fait également partie du répertoire.

Bruno Angelini © H. Collon

L’idée de confronter ces deux musiques est née d’une fascination pour les ambiances et la force mélodique de Morricone, mais aussi pour le cinéma de Leone, ses ambiances, les thèmes abordés et la dimension humaine de ses personnages. Le choix de ces films bien précis tient aux thèmes qui s’y lisent en filigrane, notamment la dénonciation de la violence et de la cupidité. C’est donc à travers Morricone qu’Angelini assure la continuité de son magnifique Sweet Raws Suite Etc, imprimant sur la musique d’un autre le subtil mélange de douceur, de rage et de fragilité qui caractérisaient l’écriture et l’interprétation (avec Sébastien Texier et Ramon Lopez) de son propre scénario musical. Cette fois c’est en solo qu’il a décidé de s’exprimer, avec un recours parcimonieux au Fender Rhodes dont il tire quelques boucles discrètes lui permettant d’élargir ses possibilités d’expression. Un éventail de petites percussions viennent rappeler les sonorités étranges (ressorts, guimbardes…) qui sont une des particularités de la musique de Morricone. Mais au-delà de cette « valeur ajoutée », c’est le jeu du pianiste qui constitue la vraie richesse d’un propos volontiers minimaliste et très porté sur la création d’ambiances. Les lignes mélodiques apparaissent et disparaissent au gré d’une construction minutieuse aménagée en véritable dispositif narratif. Ses longues phrases, que la pédale forte contribue à rendre flottantes, sont empreintes de blues, et les contrastes entre leur évidence et le raffinement de la matière harmonique où elles se déposent sont saisissants. Bruno Angelini s’invente une manière de jouer le blues, cette expression aux accents traînants qu’il associe aux comportements des personnages, John Mallory, Juan Miranda, Blondie, Angel Eyes ou Tuco. C’est donc à la manière d’un réalisateur que le pianiste imagine des scènes qui se succèdent, avec pour chacune un contexte, des protagonistes, une intensité dramatique, et une poignée de notes bleues.

Philippe Le Baraillec © H. Collon

Lors du second set, Philippe Le Baraillec, superbe et trop rare pianiste, alterne standards et compositions personnelles, à plusieurs reprises accompagné par des samples de guitare pré-enregistrés et déclenchés via une tablette. Il est intéressant d’écouter à la suite deux pianistes qui ont suivi le même enseignement et ont capitalisé sur cet apprentissage pour développer un style très personnel. Là où Angelini travaille ses couleurs harmoniques au sein de constructions étirées et aériennes, Le Baraillec développe un jeu plus anguleux dont le lyrisme épouse les dénivelés des compositions et joue sur des ostinatos qui, à l’image d’un barrage retenant l’eau et augmentant la pression de son débit, laissent courir, lorsqu’ils se retirent, de longues phrases mélodiques. Au terme de ses patientes mises en place il ménage bien des surprises, et il n’est pas rare d’entendre émerger un thème inattendu ; l’échafaudage de cette succession de réflexions sur le clavier et d’improvisations autour d’une matrice identifiée sonne alors comme un passionnant travail d’introspection. Quand surgissent les samples de guitare, on se dit dans un premier temps que Le Baraillec n’a pas besoin de cet ajout structurant. Puis on se laisse séduire par leur mélancolie capiteuse. Et s’ils l’éloignent un peu de son rôle d’architecte, ils le positionnent en soliste et libèrent son phrasé. Il serait malvenu de s’en plaindre.

Après un rappel partagé par les deux musiciens, le silence s’installe peu à peu la cale de la péniche. Les fins de concerts intimistes sont souvent comme un éveil. Alors que les notes s’éteignent et que la lumière se rallume, on se promet secrètement d’être là la prochaine fois. Les beaux moments ne devraient jamais rester sans suite.