Chronique

Cahen - Seffer Ethnic Duo

Tarass Boulba

Faton Cahen (kb), Yochk’o Seffer (sax, fl)

Label / Distribution : Acel / Musea

Il faut saluer le travail discret que Jean-Jacques Leca consacre pour l’essentiel à la musique de Yochk’o Seffer. Acel, son label anagramme, enrichit son catalogue en publiant un enregistrement inédit de l’Ethnic Duo, que le saxophoniste (mais aussi, flûtiste, sculpteur, peintre et autres talents) avait formé avec son complice François « Faton » Cahen. Une longue et belle histoire que celle de ces deux-là, dont l’arrêt brutal au mois de septembre 2011 était si inattendu que, quelques heures seulement avant le décès du pianiste, trottait encore dans leur tête un nouveau projet de collaboration.

Cahen et Seffer se connaissaient en effet sur le bout des doigts, ils étaient – et ce n’est pas là une simple formule – de véritables amis qui s’étaient rencontrés aux premières heures de Magma. Tous deux avaient fait partie de l’aventure avant de monter leur propre formation, Zao. Ce groupe pas assez connu – au sein duquel évoluait le batteur Jean-My Truong, partenaire de Seffer dans le groupe Perception – connaîtra ses plus belles années de 1973 à 1976, une courte période émaillée de quatre albums durant laquelle on avait pu noter la présence d’un certain Didier Lockwood [1] (sur l’album Kawana). Rappelons que le violoniste provenait lui-même de la planète Kobaïa dont il avait foulé le sol alors qu’il n’avait pas encore dix-neuf ans. Et même si leurs chemins s’étaient séparés par la suite, Yochk’o Seffer et Faton Cahen ne s’étaient jamais perdus de vue, se retrouvant à de nombreuses reprises, par exemple à l’occasion d’une reformation de leur cher Zao [2] ou dans le cadre de l’Ethnic Duo qui vit le jour en 1980.

Cette année-là, le duo eut l’occasion de se produire au Mans Jazz Festival : un concert fort heureusement enregistré et dont la bande fut récemment retrouvée. Un petit nettoyage et un mastering plus tard, voici Tarass Boulba et la joie de vibrer à nouveau à cette musique que Yochk’o Seffer aime ainsi présenter : « Nous nous situons assez loin du jazz traditionnel. Le jazz est ici utilisé comme méthode d’improvisation. La musique est, elle, d’essence complètement européenne, folklorique évidemment, et également dans la tradition impressionniste française, voire contemporaine. Tour à tour climatique, hypnotique, chaleureuse, frénétique ou tout ça à la fois, la musique de ce duo est intemporelle et ensorcelante ». Le saxophoniste, qui revendique volontiers Coltrane pour père et Bartók pour grand-père, ne croit pas si bien dire. Organisée en quatre suites, cette grande balade au pays de ce que nous nommerons donc « l’impressionnisme folklorique franco-hongrois » de l’Ethnic Duo est en effet saisissante. D’abord parce qu’on savoure le plaisir d’y retrouver la musique de Zao et sa tension contemplative (un oxymore qui s’applique parfaitement à l’hypnotique « Natura »), mais dans une forme plus dépouillée qu’à l’origine. Seffer et Cahen reconnaissaient d’ailleurs se sentir plus libres à deux qu’avec une basse et une batterie, et par là même plus en mesure de sortir du cadre contraint d’une certaine forme de jazz-rock auquel ils avaient beaucoup donné. La complicité musicale entre eux a des allures de joute aux couleurs de danses (hongroises ?) endiablées, de pulsions répétitives (« Alyzé ») ou de rêveries poétiques. Chacun des deux protagonistes se voit en outre accorder de larges espaces propices à des échappées solitaires : ici un chorus déchirant du saxophoniste qui lance un appel très coltranien (« Shardaz »), là une incursion romantique à l’occasion d’une douce « Ballade pour l’été » par le pianiste.

Tarass Boulba est une terre de contrastes, entre attentions réciproques et incertitudes de l’improvisation, un moment d’échanges fiévreux révélant le désir de communion de deux musiciens qui semblaient n’avoir aucun secret l’un pour l’autre et qui, pourtant, se livraient sans tricher, en toute humanité. C’est un beau livre ouvert, dont on tourne et retourne volontiers les pages.

par Denis Desassis // Publié le 7 mars 2021
P.-S. :

[1Lockwood retrouvera Jean-My Truong peu de temps après au sein de l’éphémère Surya.

[2Comme par exemple à l’occasion de l’album Akhenaton, publié en 1994 grâce à la persévérance du regretté Alain Juliac.