Chronique

Yochk’o Seffer / François Causse

Hangosh (L’homme primitif)

Yochk’o Seffer (sax, p, sculptures sonores), François Causse (hang, dms, vib, perc) + Didier Malherbe (houlousi).

Label / Distribution : Acel / Musea

Qui veut connaître l’histoire de Yochk’o Seffer pourra se reporter à Free comme Jazz, le livre que lui a consacré Jean-Jacques Leca en 2012 chez Édilivre et que Citizen Jazz a salué au moment de sa publication. C’était là un hommage très documenté au saxophoniste hongrois, né en 1939 et réfugié en France dès 1956. Un musicien – par ailleurs plasticien – formé à l’école des big bands, qui n’aime rien tant que rappeler qu’il a « pour père John Coltrane et Béla Bartók pour grand-père », une forte personnalité au parcours marqué par une série d’étapes singulières. Parmi celles-ci, souvenons-nous de Perception et son free jazz au début des années 70 (avec Didier Levallet, Siegfried Kessler et Jean-My Truong). Puis d’un passage au sein de Magma, l’occasion pour lui de côtoyer le pianiste François Cahen avec lequel il formera très vite le groupe Zao. Viendront ensuite l’expérience Neffesh Music (qui débutera avec le quatuor Margand), puis le Septuor de saxophones. Artiste profondément ancré dans un jazz hanté par ses racines orientales, Seffer est porteur d’une vision esthétique englobant musique, peinture et sculpture. Le saxophoniste a en outre publié plusieurs disques en hommage à Thelonious Monk, Ornette Coleman, Duke Elllington et John Coltrane, ce dernier étant pour lui l’occasion de retrouvailles éphémères avec Christian Vander. Voilà en quelques lignes comment on peut résumer plus de 50 ans en musique, avec à la clé tout autant de disques.

A 77 ans, Yochk’o Seffer n’a pas posé les armes, tant s’en faut. Pourtant, une tumeur des cordes vocales l’avait contraint en 2009 à une longue période de repos, mise à profit toutefois pour composer à l’intention de formations classiques. Mais on n’arrête pas aussi aisément une telle histoire en marche et la période récente témoigne chez lui d’une activité plutôt intense : en 2014, le saxophoniste a publié sur le label Muséa Lyrikus-Szozat, troisième album de son 4tet Jazz, après Acel Toll (2011) et Red Mysticum (2013), enregistré au New Morning ; en 2015, Seffer publie le livre-CD Musicien Plasticien, enregistre Rencontres électriques avec le pianiste américain Thollem Mc Donas, le saxophoniste Serge Bertocchi et le CLSI (Cercle pour la Libération du Son et de l’Image) ; et pour finir La Puszta en duo avec François Causse, disque qui verra finalement le jour en février 2016 sous le titre de Hangosh (L’homme primitif).

Hangosh vient de « hang » qui signifie « voix » en Hongrois. On pourra comprendre par ce seul titre toute la passion existentielle et l’amour de la vie qui font avancer Yochk’o Seffer depuis toutes ces décennies passées à échafauder un univers musical dont les sources folkloriques viennent nourrir un jazz brûlant et parfois proche de la transe. Une voix qui est le symbole du partage et de la transmission : ou comment regarder devant soi pour inventer l’avenir tout en cultivant avec amour mais sans nostalgie son propre héritage. Et comme s’il s’agissait de mieux concentrer encore la force de sa musique, le saxophoniste a réduit sa formation au strict minimum, soit un duo formé avec le percussionniste François Causse qu’il côtoie depuis longtemps, notamment au sein de l’Ethnic Trio. On peut donc considérer Hangosh comme un cousin libertaire de Zao, dont les différentes formules, plus ou moins continues, sont une sorte de fil rouge de toute sa carrière. Cerise sur le gâteau, un invité de marque fait entendre sa poésie voyageuse sur « Houlousi » [1] : Didier Malherbe, un ancien de la planète Gong pour un temps échappé de son Hadouk Trio.

On a parlé de jazz brûlant et c’est bien ce dont il est question ici. Comme si la flamme du saxophoniste était plus vivace que jamais. Yochk’o Seffer est sur tous les fronts : au saxophone sopranino ou ténor, au piano ou aux sculptures sonores, avec parfois l’assistance d’un ordinateur. Hangosh, c’est pour lui l’occasion de se lancer dans une improvisation pour saxophone et hang (« Hang J »), de se jouer des rythmes impairs qu’il chérit depuis toujours (« Titly » et ses accents orientaux renvoyant à Zao et à la Neffesh Music), de rendre hommage à ses « pères en musique » (l’hypnotique « Zongora » dédié à Bartók ; « Enartloc » basé sur « Giant Steps », une composition de celui qu’on aura aisément reconnu en lisant le titre à l’envers), de démultiplier son saxophone au moyen d’un harmoniseur en hommage à Ornette Coleman (« La ruche »), de faire entendre une mélancolie d’inspiration magyare (« Fádjalom ») ou de réinventer un standard (« Stella By Starlight »), seul au piano et au saxophone, en conclusion du disque. Les percussions de François Causse (batterie, hang, vibraphone), tout comme la flûte de Didier Malherbe nourrissent quant à elles avec beaucoup de subtilité le sentiment que Yochk’o Seffer a embarqué pour un nouveau voyage. Les paysages qu’il traverse sont tout autant ceux d’une géographie embrassant tous les continents que ceux d’une quête de soi. Un voyage intérieur / extérieur, en quelque sorte.

Ce grand monsieur, sur la brèche comme aux premiers jours, est décidément un être humain dont la corde sensible vibre avec beaucoup d’intensité. Ne manquons pas les rendez-vous qu’il nous donne. Hangosh (L’homme primitif) est une bonne occasion d’aller à la rencontre de son supplément d’âme.

par Denis Desassis // Publié le 5 juin 2016

[1Le houlousi, ou hulusi, est une flûte chinoise.