Chronique

Yochk’o Seffer

Yod - La voix du tarogato

Yochk’o Seffer (tarogatos, piano, sculptures sonores), Serge Bertocchi (tarogato en ut), Laurent Matheron (tarogato alto, sculptures sonores), Frédéric Couderc (tarogato soprano), Didier Malherbe (tarogato soprano, voix), François Causse (percussions).

Label / Distribution : Acel / Musea

Toujours sur la brèche. À 79 ans, Yochk’o Seffer ne lâche pas l’affaire et, plus que jamais, fait entendre ce qu’il nomme hongarité (sic). On ne reviendra pas en détails sur le parcours de ce musicien atypique qui aime se définir comme le petit-fils de Béla Bartók et le fils de John Coltrane, ce qui donne une idée assez fidèle de la musique qu’il n’a cessé d’inventer depuis 60 ans. Il est également plasticien et son parcours artistique est à lui seul une histoire de vie. Tout au plus pourra-t-on se rappeler l’aventure du groupe Zao au début des années 70, formé avec son complice et regretté François Cahen après une expérience au sein de la première mouture de Magma. Zao compta parmi ses membres le batteur Jean-My Truong [1] et, plus fugitivement en 1976, un certain Didier Lockwood, lui-même issu de la galaxie Christian Vander. On n’oubliera pas non plus la Neffesh Music, brûlant témoignage des influences qui traversent Seffer depuis son enfance en Hongrie, avant l’émigration vers la France, d’abord près de Metz puis à Paris. Pour le reste, on se reportera avec profit à Free comme jazz, le livre que Jean-Jacques Leca lui a consacré et dont Citizen Jazz s’est fait l’écho dans une chronique à l’occasion de sa sortie chez Edilivre en 2012.

Yod - La voix du tarogato est, comme son nom l’indique, un hymne au tarogato, lointain ancêtre du saxophone et instrument hongrois par excellence - il fut utilisé autrefois durant les combats comme alarme par les paysans insurgés contre l’occupation autrichienne - qui fait d’une certaine façon écho à un enregistrement paru voici une dizaine d’années, The Voices Of Tarogato. On sait que Seffer pratique cet instrument depuis son enfance, mais cette fois, il pousse l’anche un peu plus loin en imaginant une formation qui lui est dédiée, le Paris Tarogato Quartet dont la formule sonore est composée uniquement de déclinaisons de tarogatos (alto, basse, soprano). Il fallait oser en effet une telle association - dont le risque d’aridité sonore était réel – principalement présente sur le premier des deux disques de ce double CD et ici portée par des musiciens volontaires au combat, au sein desquels on notera la présence de Frédéric Couderc, collectionneur pédagogue un peu fou et inventeur de saxophones. Un quatuor renforcé çà et là par un cinquième élément non moins fantasque, Didier Malherbe, qui vient ajouter son grain de son à l’ensemble et se fend même d’un texte dont il est le récitant sur « La Révolte des tarogatos ». La fête est embellie par la présence de François Causse, complice de Seffer de longue date, aux percussions acoustiques ou électroniques. Toute une vie de souffle et de rythme.

Yod est un long voyage, dont les chemins sont parfois ardus et laissent entrevoir des paysages tour à tour austères et majestueux. C’est que le tarogato ne s’en laisse pas facilement conter ; il n’est pas un enfant de la douceur et surtout pas de la mièvrerie. L’instrument a dû batailler ferme pour continuer à exister au cours de son histoire et n’a rien perdu de son caractère un peu sauvage. Comme chaque fois, Seffer allie le jazz et ses improvisations à ses propres racines. Il ne refusera pas l’appellation jazz ethnique, soyons-en certains.

Cerise sur le gâteau, le livret propose plusieurs illustrations signées Yochk’o Seffer. La voix du tarogato donne beaucoup à écouter mais aussi à regarder.

Dans les notes de pochette de ce disque plein comme un œuf, il est dit que Yod (le chiffre dix en hébreu) symbolise « l’achèvement, le retour à l’unité, la fin d’un cycle et le début d’un nouveau ». Avec toutes ces décennies de musique et d’imagination à son actif, dont ce nouveau disque est une étape essentielle, Yochk’o Seffer démontre par l’exemple qu’il ne baisse jamais les bras et continue d’avancer, comme aux plus beaux jours. Et parce qu’il est bien vivant, Citizen Jazz a le plaisir de lui décerner un ÉLU d’honneur pour l’ensemble de sa carrière.

par Denis Desassis // Publié le 3 juin 2018

[1Que Seffer avait déjà côtoyé auparavant au sein de Perception, avec Didier Levallet et Siegfried Kessler.