Tribune

Carla Bley Ad Infinitum

Retour sur la carrière d’une diva.


Carla Bley © Michel Laborde

Une voix majeure du jazz nous a quittés : Carla Bley est décédée des suites d’un cancer le 17 octobre 2023. Pianiste et organiste, compositrice et cheffe d’orchestre, elle n’a cessé de lancer des défis depuis plus d’un demi-siècle. Son œuvre musicale singulière demeure l’une des plus originales dans le grand livre du jazz.

Au même titre que Duke Ellington, Count Basie, Gil Evans et George Russell, Carla Bley a laissé son empreinte dans la composition orchestrale. Sa musique est une source de réinventions permanentes et l’évolution du monde qui l’entoure ne la laisse jamais indifférente. Lovella May Borg, de son vrai nom, est née le 11 mai 1936 à Oakland dans une famille suédoise immigrée aux États-Unis. L’univers familial lui permet de découvrir des compositeurs de musique classique ainsi que des hymnes protestants joués à l’église par son père Emil, organiste. Sa mère disparaît alors qu’elle n’a que six ans et elle adopte le prénom de Carla, l’un des prénoms de son père. Elle commence à s’intéresser au jazz et rencontre Teo Macero qui l’encourage à se rendre à New-York. Sa vie prend une toute autre tournure : elle vend des cigarettes dans les clubs de jazz de la ville et s’installe bientôt en couple avec le pianiste Paul Bley dont elle gardera toujours le nom.

Carla Bley © Michel Laborde

Bien souvent, la pratique à long terme d’un instrument aboutit à la composition musicale ; c’est tout l’inverse pour la jeune Carla Bley qui est remarquée par de nombreux musiciens dont Jimmy Giuffre ou George Russell. « Ictus », « Sing Me Softly of the Blues », « Ad Infinitum », « Floater », « Ida Lupino », « Vashkar », ces compositions vont marquer à jamais l’histoire du jazz. Ces airs sont repris par d’innombrables jazzmen, en premier lieu Paul Bley qui ne cessera de rendre hommage à Carla. Avec la création de la Jazz Composers Guild Association en 1964, Carla Bley compose aux côtés des musiciens les plus radicaux, Bill Dixon avec lequel elle se lie d’amitié, Cecil Taylor et Michael Mantler qui deviendra son nouveau compagnon. Elle l’épouse en 1966 et leur union donne naissance à Karen Mantler qui en quelques années devient une musicienne accomplie. Durant leurs vingt-cinq années de vie commune, Carla Bley et Michael Mantler vont écrire les pages d’un jazz aventureux, tout d’abord avec la création du Jazz Composer’s Orchestra.

A Genuine Tong Funeral, paru sous le nom de Gary Burton, avec ses arrangements luxuriants, et Escalator Over the Hill, opéra qui mêle le rock, le jazz et la poésie avec des textes de Paul Haines, frappent fort. Ce mariage réussi entre Orient et Occident démontre le génie visionnaire de Carla Bley. Elle innove avec une musique audacieuse et chargée d’un symbolisme profondément ancré dans son époque.

C’est alors qu’une épure musicale survient : un changement stylistique gomme les complexités des compositions, la simplicité devient prioritaire.

Au même moment, la création du Liberation Music Orchestra de Charlie Haden doit beaucoup à Carla Bley : elle y est l’alter égo du contrebassiste et tout autant la pianiste que l’arrangeuse. Quatre albums se succèdent durant quatre décennies, tous habités par des revendications politiques nobles. Dans un tout autre registre, Carla Bley part en tournée avec le groupe de Jack Bruce aux côtés de l’explosif Mick Taylor. Cette expérience enrichit son vocabulaire musical et elle en tirera profit par la suite dans les albums électriques de Michael Mantler dont l’ingénieux The Hapless Child (And Other Inscrutable Stories ). Ultérieurement, son éclectisme lui donnera l’occasion d’écrire toutes les chansons de Fictitious Sports, le premier album du batteur de Pink Floyd, Nick Mason.

Une avancée importante survient avec la création de Watt Works, soutenu par le label ECM. Le Carla Bley Band va beaucoup tourner et enregistrer des albums marquants, la trilogie European Tour 1977, Musique Mecanique, Social Studies , consacre définitivement la compositrice. En 1983 le public français plébiscite Carla Bley qui signe la bande originale du film de Claude Miller, Mortelle Randonnée, avec des variations homériques de « La Paloma ». Le rapprochement affectif et musical de Carla avec Steve Swallow se concrétise, ils deviennent indissociables. C’est alors qu’une épure musicale survient : un changement stylistique gomme les complexités des compositions, la simplicité devient prioritaire. Deux trajectoires artistiques se dessinent dans les années 1980. D’un côté la création du sextet, axé sur des musiques électriques nonchalantes et où Hiram Bullock vient brouiller les cartes de façon habile ; quatre albums sont réalisés. De l’autre le Big Band, véritable passion de Carla Bley, qui va donner naissance à des pépites. Fleur Carnivore, Big Band Theory et surtout Looking for America témoignent du style d’écriture aisément reconnaissable de cette immense compositrice. Avec certains musiciens se développent des liens de fidélité, en particulier Lew Soloff et Gary Valente qui sont les fers de lance du Big Band.

Carla Bley © Michel Laborde

Par la suite, l’intégration progressive du minimalisme apparaît tout d’abord dans les duos avec Steve Swallow et d’une manière égale avec l’arrivée d’Andy Sheppard dans la série des ultimes trios. Carla Bley y dévoile une facette de sa personnalité qui par certains traits pianistiques rappelle Erik Satie, l’espace-temps est infléchi.

L’influence de la musique de Carla Bley sur ses contemporains est considérable : elle ouvre le champ des possibles en se débarrassant de toute classification mais avec cette faculté rare, celle de lier la puissance et l’émotion sans jamais négliger l’humour.