Chronique

Cécile McLorin Salvant

Dreams and Daggers

Aaron Diehl (p), Paul Sikivie (b), Lawrence Leathers (dm)

Label / Distribution : Mack Avenue Records

Mais où s’arrêtera donc Cécile McLorin Salvant ?

La jeune chanteuse franco-américaine, trop vite cataloguée « trad », sème délicieusement le trouble dans son dernier album. Déjà, ses deux premiers disques brouillaient les pistes, ressuscitant des pépites du middle-jazz trop souvent méprisées par les esthètes autorisés et pourtant éminemment subversives, tant dans le choix des titres que dans leur interprétation empreinte des canons musicaux antérieurs au bebop.

Alors il convient de s’incliner devant la force de l’archaïsme qui émane d’une œuvre à la force artistique et éthique indéniable. C’est que cette ancienne élève de Jean-François Bonnel, lauréate du prix Thelonious Monk en 2010, n’est pas près d’arrêter son parcours musical au firmament du jazz vocal. Car son archaïsme, ce n’est pas la tradition : c’est une quête perpétuelle des racines, un esprit du don, de l’abandon de soi pour le meilleur du jazz. Sa version de « Old Devil Moon », du fantastique Bob Dorough, en est la preuve.

Des nasales qui hypnotisent, des gutturales qui remuent jusqu’aux tréfonds. Nantie d’un timbre s’étendant des basses les plus profondes aux aigus les plus perçants, toujours renversante de justesse mais capable de jouer avec les limites des notes, elle développe un vibrato encore plus expressif sur ce disque. Avec une bonne dose d’humour et d’autodérision, tels ces clins d’œil au Blackface (la photo de pochette est significative, ainsi que la livraison assumée de « Si j’étais blanche » de Joséphine Baker). Avec sa voix et son intelligence, la chanteuse bouscule le racisme ambiant dans l’Amérique « trumpienne », osant des médiums qui la mettent sur un pied d’égalité avec son public.

Il s’agit d’un double album : un format peu courant dans lequel son label Mack Avenue a bien voulu la suivre, et qui permet d’ouvrir le champ (le chant) des possibles.

Ainsi du choix d’un quatuor à cordes sur une partie des thèmes proposés : la chanteuse se joue d’un « jazz de chambre » à même d’atteindre l’intimité des foyers, les confortant dans leurs certitudes chaleureuses tout en perturbant leur ordonnancement domestique via des accents de cordes frottées délicieusement décalés. Une musicalité pareille au service du féminisme revendiqué par Mme McLorin Salvant : c’est confondant de classe et de renversement de la hiérarchie des genres ! Le jazz a trouvé en elle une contre-diva idéale.

Bien entendu, son groupe habituel est bien présent sur tous les titres. Et, plus que des accompagnateurs géniaux, ils sont sur un pied d’égalité avec la chanteuse. Si le pianiste Aaron Diehl est plus romantique que jamais, on sent qu’il refuse tout leadership, se fondant avec délectation dans un jeu collectif de rupture vis-à-vis des codes institués du jazz. Quant au batteur, Lawrence « Lo » Leathers, il développe une poésie sonore et rythmique véritablement orchestrale. Et que dire du contrebassiste, Paul Sikivie, ici crédité de deux compositions aux côtés de la chanteuse, ainsi que de la mise en musique du poème de Langston Hughes, « Fascination » (belle référence à la Harlem Renaissance) ? Tempo imparable, swing empreint de dignité : les vibrations de ses quatre cordes transcendent l’espace dévolu à l’orchestre.

Car finalement, tout ici fait sens, tellement tout fait chant.

par Laurent Dussutour // Publié le 25 février 2018
P.-S. :

Avec : Catalyst Quartet (vln, cello), Sullivan Fortner (p)