Scènes

Jazz sous les Pommiers, une édition record

Sous les pommiers, le soleil brille dans les cœurs


Anne Paceo en résidence à Jazz sous les Pommiers. © Gérard Boisnel

Désormais à l’âge de la maturité, Jazz sous les pommiers n’a rien oublié de sa fringante jeunesse. Il s’offre même le luxe d’agrandir sa programmation en l’ouvrant le vendredi soir et en ajoutant un concert le lundi soir. Nouveautés dont le public, en vrai gourmand qu’il est, ne se plaint pas. Quant à la qualité de ce qui est proposé, on le verra, elle a de quoi réjouir les gourmets. L’équipe du festival (434 bénévoles et 147 professionnels) a le sourire alors que se clôture la 38e édition : 51 concerts complets sur 68, 41 000 spectateurs en salle, 3 127 abonnés, plus de 630 000 € de recettes billetterie !

Franck Tortiller Orchestre © Gérard Boisnel

samedi 25 mai 2019
Orchestre Franck Tortiller, Shut Up’n Sing Yer Zappa : foisonnant
L’orchestre de Franck Tortiller rend bien le foisonnement, la fougue et l’énergie du rock de Frank Zappa. Les costumes souvent colorés et parfois accessoirisés à l’extrême sont à l’image de la liberté musicale revendiquée et pratiquée par Zappa. Comme toujours, les arrangements du chef d’orchestre reflètent son goût, sa passion même pour ce type de formation : rigueur et inventivité, richesse des timbres, équilibre des pupitres.

Avec ce concert, la 38e édition de Jazz sous les pommiers est véritablement entrée dans le vif du sujet.

Jacques Schwarz-Bart, Hazzan : retour aux sources
Pour cet album dédié à la mémoire de son père, André Schwarz-Bart, l’auteur du Dernier des Justes, Goncourt 1959, et de La Mulâtresse Solitude, Jacques Schwarz-Bart a puisé dans les chants juifs de son enfance mais aussi dans la tradition juive d’Afrique du Nord, du Cameroun, d’Afrique du Sud, du Yémen et de l’Irak. L’album qui en résulte est tout sauf folklorique. Le saxophoniste et compositeur a su lui donner une ampleur et une richesse qui lui confèrent une valeur universelle.
Le public a réservé, à juste titre, un accueil très chaleureux à ce concert très dense et sans esbroufe.

Angélique Kidjo : histoire d’un engagement
La chanteuse béninoise rend hommage ce soir aux musiciens qui l’ont inspirée. C’est une invitation à un voyage musical dans l’histoire personnelle et artistique de celle qui fut un jour une émigrée et qui aujourd’hui côtoie, à leur demande, les grands de ce monde.
Un invité spécial, Erik Truffaz, la rejoint alors. Hélas, Angélique Kidjo le sollicite beaucoup moins qu’on ne l’aurait espéré. Le trompettiste élargit le temps et l’espace des chansons dans lesquelles il intervient et qu’il habille d’un halo de mystère.
Admirablement soutenue par Dominic James à la guitare et Marcos Lopez aux percussions, Angélique se tourne alors vers le répertoire de Celia Cruz (1925 – 2003), la grande chanteuse cubaine qui s’est illustrée notamment dans la salsa. À la fin du concert elle invite le public à la rejoindre sur scène, ce que fait un groupe d’intrépides pour le plus grand plaisir de l’assistance.

Dimanche 26 mai 2019
C’est le fameux « Dimanche en fanfares » qui anime les rues, les places, le jardin public de Coutances mais aussi ses salles emblématiques.
The Amazing Keystone Big Band, Monsieur Django et Lady Swing : enlevé et plaisant. Les musiciens de l’orchestre n’hésitent pas à jouer les comédiens pour mettre un peu de malice et d’humour dans le texte.
L’Orchestre d’harmonie de Coutances invite Emmanuel Bex pour Cinquante nuances de blues : bonne humeur et un beau voyage musical
Avec la fantaisie et le sens de l’humour qu’on lui connaît, Emmanuel Bex emmène tout le monde dans un voyage qui, à défaut de couvrir « 50 nuances de blues », ouvre au moins un très large espace puisque nous allons du negro spiritual traditionnel à Janis Joplin !

Lundi 27 mai 2019
Raphaël Imbert quintette, 1001 nuits du jazz, le Débarquement : un grand moment de musique et d’histoire
Raphaël Imbert (saxophones, chant et commentaire) propose à Coutances un numéro spécial de ses 1001 nuits du jazz. Ce soir, ce sera l’évocation du Débarquement en Normandie dont on célèbre le 75e anniversaire. Magnifique concert dont on se sépare à regret, réjoui par la musique entendue et par les commentaires, savants sans être pédants mais toujours éclairants, de Raphaël Imbert.

Mardi 28 mai 2019
Laurent de Wilde, New Monk Trio : un enthousiasme communicatif
Nous n’entendrons ce soir que du Monk, mais revu à la manière de Laurent de Wilde, sans doute l’un de ses meilleurs connaisseurs. L’érudition de Laurent de Wilde et la connaissance quasi intime qu’il a de son sujet sont un agrément de plus dans un tel concert.

Philip Catherine sextet : humour, complicité, sensibilité
Pour ce concert, « le grand-père du jazz belge », le guitariste Philip Catherine (76 ans) s’est entouré d’un quintette de musiciens beaucoup plus jeunes : Philippe Aerts (contrebasse) et Antoine Pierre (batterie), Bert Joris, trompette et deux pianistes, Bert Van Den Brink (malvoyant) et Nicola Andrioli qui jouent dos à dos, à dos touchant. Philip Catherine leur laisse une grande place. On apprécie tout particulièrement un duo Catherine – Van Den Brink, très mélodieux.

Cécile McLorin Salvant © Gérard Boisnel

Mercredi 29 mai
Moutin Factory Quintet, Mythical River : un concentré de couleurs, de rythmes et d’énergie
La rivière mythique dont il est ici question, c’est bien sûr le Mississippi.
Le premier titre nous entraîne dans un vrai tourbillon à la manière Moutin : attaque puissante à la batterie, Louis Moutin, et à la contrebasse, François Moutin, rythme endiablé soutenu jusqu’à la fin. Manu Codjia (guitare), Paul Lay (piano) et Christophe Monniot (saxophones) se glissent dans cette rythmique jumelle pour de beaux solos. Et le concert se poursuit ainsi, festival d’émotions généreuses. La fin arrive beaucoup trop vite pour un public qui en redemande. Mais c’est une première partie…

Joshua Redman avec le trio Reis/Demuth/Wiltgen : le quinquagénaire et ses cadets
C’est à une belle rencontre que nous invite Joshua Redman (saxophone ténor) avec ce trio luxembourgeois fondé en 1998 : Michel Reis (piano et composition), Marc Demuth (contrebasse et composition) et Paul Wiltgen (batterie et composition). Le trio est à l’aise dans la plus grande virtuosité et habile dans les mélodies avec de belles nuances.

Jeudi 30 mai 2019
Sophie Alour sextette, Exils ou Joy : réjouissez vos oreilles
Cette création à Coutances s’ouvre par un prélude très doux de Mohamed Abozékry (oud et chant) avec Philippe Aerts (contrebasse), puis Sophie Alour (saxophones, flûte, compositions et chant) entre, sans changement d’ambiance. Sophie Alour réussit la fusion de deux cultures dans le respect de chacune. « La Chaussée des géants » nous entraîne dans une Irlande qui va très vite rencontrer l’Orient avec un saxophone qui évolue de la mélodie à la danse avant de finir façon ritournelle. Une petite merveille que Jazz sous les pommiers lui a permis de créer.

Cécile McLorin Salvant, The Window : la subversion tranquille
La chanteuse, autrice et compositrice Cécile McLorin Salvant est toujours accueillie avec ferveur par le public de Jazz sous les Pommiers. Toutes les chansons explorent les diverses facettes de l’amour. On apprécie le jeu de scène décalé de Cécile, ses acrobaties vocales, sa parfaite justesse qui joue avec les extrêmes, ses brusques déchirements. C’est l’accompagnement subtil de Sullivan Fortner qui se mue sans qu’on y prenne garde en prestation de soliste. Les deux artistes jouent à se perdre pour mieux se retrouver. L’élégance majuscule.

(Jean-François Picaut)


Théo Ceccaldi Trio © Gérard Boisnel

Passage de relais en cette journée du 30 mai, avec le trio de Théo Ceccaldi qui propose son programme Django dans la salle du théâtre, pleine. Ce répertoire en évolution constante depuis deux ans, ressemble à ce que Django Reinhardt pourrait (devrait) jouer s’il était vivant et toujours aussi attentif à ce qui se passe autour de lui. On peut toujours mettre une moustache à Guillaume Aknine, le guitariste pour lui faire jouer Brassens, ce n’est pas en lui coupant les doigts qu’il deviendra Django. Car c’est tout le trio en entier qui incarne le musicien et sa musique, une trinité.
La soirée se termine au Magic Mirror avec le quintet Big Vicious d’Avishai Cohen, électrique, rock, qui met le dance floor en fusion. Il est très tard.

Le lendemain, l’orchestre de Théo Girard propose une mise en espace circulaire avec la rythmique au centre de la salle et les cuivres en rotation autour du public, l’effet est surprenant, la musique est belle, pleine de couleurs et de souffle. On note la prestation particulière de la saxophoniste Sakina Abdou, une découverte.

Continuum, le duo de Jean-Marc Larché et Yves Rousseau dans la cathédrale, offre une pause méditative avant de repartir.
Plus tard, le groupe anglais Maisha déroule cette nouvelle tendance britannique qui consiste à remettre au goût du jour le hard-bop, l’afro-beat et le funk dans un mélange plus ou moins original.

Le samedi, le Magic Mirror accueille comme d’habitude la scène découverte, avec trois groupes : Phonem de la pianiste Maïlys Maronne, Mélusine (Jazz Migration) à l’instrumentation singulière et à la musique très colorée et Festen, un programme groovy autour de Kubrick.

Anne Paceo, artiste en résidence pendant trois ans à Coutances, propose une création, Alegria, avec des musiciens brésiliens. Beaucoup de cordes, sensibles, avec le piano, la guitare et la basse pour une musique mélancolique parfois et très rythmique, souvent.

Anne Paceo « Alegria » © Gérard Boisnel

Rien de tel pour fuir la chaleur que de s’installer dans la cathédrale de Coutances pour le duo Dave Liebman, au sax devant l’autel / Andy Emler, à l’orgue, perché en hauteur. Le dispositif vidéo permet au public de voir les deux musiciens, mais il est très imposant et peu utile, la musique se suffit à elle-même. Le dialogue est beau entre cet orgue puissant et le sax tranchant.

C’est tout joyeux que l’on se dirige vers le cinéma pour entendre, pour la première fois en France, le trio norvégien Gurls, composé de Hanna Paulsberg (sax ténor), Rohey Taalah (voix) et Ellen Andrea Wang (basse). Elles restituent leur album sans trop de lâcher-prise mais avec tellement d’humour. Wang joue en permanence, même pendant les discours, Taalah frôle la pantomime et Paulsberg a le groove bien chaud. La salle est comble, la standing ovation spontanée et totale, c’est un succès.

Magic Malik est sur tous les fronts : il présente plusieurs formats pendant le festival. Sa Plateforme XP Afrobeat enchante le Magic Mirror, c’est Magic au Magic ! (Oui, on a le droit).

Le soir, Joce Mienniel et son projet mondialisé Babel, petit salon de musique dans l’étuve du théâtre, donnent à entendre toutes sortes de flûtes. Un voyage dans la moiteur universelle des musiques du monde.

Pour finir ce festival, on se retrouve au concert de Bumcello (Vincent Ségal et Cyril Atef) augmenté de leur vieux compagnon de route du temps d’Olympic Gramofon, Magic Malik encore, pour une fête binaire, où les pulsations et les stridences entraînent le public dans la transe.

Ce festival est l’un des plus fréquentés en France et sa proximité avec Paris n’explique pas tout. C’est un sérieux dosage de prise de risque artistique, de valeurs sûres, de mélange des genres et de fête populaire qui transforme la petite ville de Coutances en centre du monde (du jazz) quelques jours par an. Les acteurs locaux l’ont bien compris, qui soutiennent cette locomotive économique pour la région. Le festival a de nombreux partenaires, dont la Fondation BNP Paribas et les records de fréquentation battus cette année sont encourageants pour la suite.

(Matthieu Jouan)