Chronique

Charles Tolliver

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Charles Tolliver (tp), Buster Williams (b), Jesse Davis (as), Keith Brown (p), Lenny White (dm)

Label / Distribution : Gearbox Records

Dix ans. Cela fait dix ans que le trompettiste Charles Tolliver n’avait pas sorti de disque. Il déboule avec une proposition phonographique concoctée analogiquement, à l’ancienne, dans les studios du label britannique Gearbox, où, avec son groupe, il s’est arrêté durant sa dernière tournée européenne pour mettre en boîte quatre titres. Ça déboule sans prévenir sur un riff binaire, une charge tellurique, réitérée tout au long du premier morceau, qui amène un thème funky torride sur lequel la trompette du leader se fait spirituelle et revendicatrice, en particulier sous l’effet d’un growl subtil (« Blue Soul »). Une charge émotionnelle déroulant la biographie de ce dernier, cofondateur du légendaire label Strata-East, qui, dans les années soixante-dix, fit ruisseler dans le jazz des ondes résonnant des échos du Black Power.

Point de passéisme pourtant dans le propos actuel de Tolliver mais des références assumées au service d’une musique d’ici et maintenant. Ainsi du jeu du saxophoniste alto, dont le son qui cisaille n’est pas sans rappeler celui d’un Jackie McLean auprès de qui le trompettiste fit ses premières armes discographiques, et qui, dans ses interventions, déploie des accents d’avenir. Peut-être est-il poussé dans ces perspectives par la présence du redoutable saxophoniste ténor anglais, Binker Golding, phare du London jazz actuel, dont la verve coltranienne se déploie avec malice, en particulier sur le thème modal aux résonances écolo « Emperor’s March » - livré il y a une décennie en version big band. Sur ce morceau, consacré au manchot empereur, le jeu collectif entre équilibres et déséquilibres autorise les solistes à pratiquer un art de l’esquive délectable (le pianiste, notamment), non sans une bonne dose d’humour, croisant appétences latines et funky, voire gospel.

Le vénérable contrebassiste Buster Williams déploie un son charnel et boisé tant dans son accompagnement que dans son solo en introduction du dernier thème, « Suspicion », et qui nous arrache des frissons. Le batteur, lui, n’a de cesse de creuser l’espace et le temps, avec une puissante délicatesse (ô oxymores) sur l’instrument, déployant un swing profond, en particulier sur « Copasetic », où il entre en symbiose avec la trompette chamanique de Tolliver.

Du grand jazz donc, où le meilleur de la scène new-yorkaise rencontre la « nouvelle vague » britannique, et conduit sur des chemins d’émancipation par la poésie d’un trompettiste qu’on dirait éternel.