Scènes

Larry Willis / Buster Williams au Cri du Port

Le duo Larry Willis / Buster Williams était sur la scène du Cri du Port le 19 février 2015.


Le duo Larry Willis / Buster Williams était sur la scène du Cri du Port, le 19 février 2015. Retour sur la belle histoire d’amour entre ces deux musiciens et le jazz.

Etonnant comme les papis du jazz peuvent attirer le public, surtout relativement jeune et féminin. Preuve s’il en est que le jazz, dans son essence afro-américaine, transcende les genres et les générations et s’impose comme une musique révolutionnaire. Le Cri du Port manque déborder ce soir-là, et c’est un Michel Antonelli « cafi » (comme on dit à Marseille) d’émotion qui vient présenter le duo.

Larry Willis, pianiste de solide formation classique, a grandi dans le vivier jazz de Harlem dans les années 50, à un pâté de maison de Duke Ellington. Se heurtant au plafond de verre du racisme étatsunien, il ne peut s’adonner entièrement à une carrière de musicien classique au sortir d’écoles prestigieuses où ses camarades de classe s’appellent Jimmy Owens ou Ron Carter, et dont ils se font renvoyer s’ils se font prendre à faire le bœuf dans les locaux. Aussi c’est plein de rage contenue qu’il aborde le jazz, aux côtés de Jackie McLean, Cannonball Adderley, Stan Getz ou Dizzy Gillespie (son « second père »)… en passant par le jazz-rock ou le blues pop de Blood Sweat & Tears. On le retrouve dans le post-bop de Roy Hargrove à la fin des années 90. Patrimoine vivant d’un jazz bop toujours tenté par l’avant-garde, il n’en a pas pour autant oublié le gospel, qui nourrit son jeu de piano d’une profonde spiritualité. Il pleut des blue notes ce soir au Cri du Port…

Buster Williams laisse coi le chroniqueur, très modeste contrebassiste de son état. Buster Williams, renommé pour son jeu pizzicato particulièrement enfiévré, qui a commencé à 17 ans dans les Fifties avec Jimmy Heath et joué avec tous les grands depuis la « fin » de l’ère be bopoïde… Qui a appris la contrebasse sous la houlette d’un paternel prolo le jour, et « cat » la nuit… Qui, après plus de trente ans comme sideman, notamment aux côtés d’Herbie Hancock ou de Charlie Rouse, a décidé de se consacrer à sa propre musique comme un remerciement envers ceux qu’il considère encore comme ses maîtres.

Justement, ce duo piano/contrebasse s’inscrit dans la lignée d’un exercice rare. On sait que c’est au plus dur de la crise des années 30 que Duke Ellington repère Jimmy Blanton à Saint-Louis, et qu’il ne l’intègrera dans l’orchestre qu’en 1939, le temps de graver quelques duos de légende où la contrebasse mène la danse (on sait que le Duc n’aimait rien tant que pousser ses musiciens dans leurs derniers retranchements, lui-même se mettant volontairement en retrait car se considérant, à tort, comme un piètre pianiste). C’est aussi le cas ce soir : le seul solo intégral sera pour Mr Williams sur son mythique diptyque « Concierto de Aranjuez / Summertime ». De même, sur un « Alone Together » en forme de manifeste, le premier chorus lui appartiendra ainsi que la coda. La ballade de McCoy Tyner « Search for Peace » donne cependant au pianiste l’occasion de reprendre la main et de réaliser le souhait de son créateur, à savoir un « dialogue avec l’univers ». Le diptyque de Buster Williams devient alors une sorte de big bang. Quant à la ballade et au blues qui suivent, loin d’être anecdotiques ils nous transportent dans la voûte étoilée, en symboles de l’éternel swing, en même temps qu’ils nous donnent le sentiment d’être humains, tout simplement. Un « My Funny Valentine » des plus romantiques nous fait comprendre enfin que ces deux papis sont tout bonnement de grands amoureux.