Entretien

Enzo Carniel et les secrets de Wallsdown

Entretien avec le pianiste, compositeur, sound-designer… autour de son second album avec House of Echo, « Wallsdown »

Enzo Carniel à Jazzdor Berlin, juin 2019. © Patrick Lambin

C’est un Enzo Carniel un peu dépité qui nous a accordé un entretien « en distanciel » autour de son dernier disque. Pour cause, le confinement décrété par les autorités oblige à l’annulation du concert de sortie officielle du disque au Café de la Danse, qui était programmé ce début décembre.

Enzo Carniel (Gérard Tissier)

- Votre parcours musical vous prémunit-il par rapport aux incertitudes que génère la crise pandémique ?

J’ai la chance d’avoir un Certificat d’Aptitude en Jazz, après un parcours Licence Master Doctorat au Conservatoire National Supérieur de Musique, ce qui me préserve. J’y ai passé huit ans, et, étant rentré à plus de vingt ans, je faisais partie des « grands ». Mon être artistique est né de tous les apports que j’y ai reçu. Et notamment de mes pairs : ce sont les rencontres avec eux qui m’ont le plus fait progresser. Et puis, bien évidemment, j’ai appris à écrire pour orchestre symphonique, pour big band… les profs m’ont enseigné les langages du jazz. Je crois que c’est surtout la classe d’improvisation générative qui m’a le plus marqué.

Est-ce que cette classe en particulier vous a inspiré pour l’écriture avec House of Echo ?

On a l’impression, surtout avec ce second album, d’une forme très improvisée, mais c’est très écrit. Un peu comme le système M’Base développé par Steve Coleman. Par exemple, le premier thème, « Rituel Horizon », est en 21/8, ce qui permet d’avoir 5 appuis de 4 points pour la basse et de créer ainsi un décalage. Je me rapproche ainsi de l’ambient. Mais pour moi le fait que l’écriture soit avant tout rythmique ou mélodique n’est pas une fin en soi : c’est un moyen pour impliquer l’auditeur. Après avoir trouvé une tourne de piano, j’ai créé une boucle à l’ordinateur et, enfin, j’ai rajouté du synthétiseur. Un peu comme une production hip-hop. J’avais une démarche assez symbolique : un son plutôt aérien pour l’entame, puis une recherche d’impact et, enfin une ouverture finale. Tout l’album est conçu comme ça.

Un peu comme une production hip-hop

- Comment convaincre des partenaires musicaux de rentrer dans votre univers ?

Concernant le guitariste Marc-Antoine Perrio, il a plus un rôle de coloriste que de soliste :il n’a plus trop envie de faire de solos et cherche plutôt à développer des ambiances, en recourant aussi aux synthétiseurs. C’est un sound-designer. Les autres musiciens aussi, quelque part. En huit ans d’existence du groupe, on a réussi à faire en sorte que l’ambiance se crée en live. Aussi, avant l’album, on avait déjà des idées, basées sur la confiance et le travail des couleurs. Pour autant, je suis le principal concepteur et je signe la plupart des compositions. Par exemple, quand Ariel Tessier joue des pierres sur « Tones of Stones », c’est à ma demande : on a enregistré des pierres dans la forêt, et, ensuite, j’ai déposé les enregistrements dans une banque de sons. On a fini par ré-enregistrer des pierres en studio.

Enzo Carniel © Florence Ducommun

- Comment arriver à trouver une forme de cohérence ?

C’est la première fois que je me retrouvais avec autant de matériau sonore à disposition. Mais j’avais des plans. J’avais fait un travail de pré-production avant et j’avais conçu aussi l’intervention d’un rappeur dont j’avais écrit les phrases au préalable. Lorsqu’il déclame « open your walls », j’avais à l’esprit des portes d’ouverture pour cheminer dans l’album. Pour moi, ce sont des mots qui vont agir. Concernant la place de Simon Tailleu, à la contrebasse, je lui ai redonné toute ma confiance. C’est lui qui a suggéré de donner à l’archet toute sa place dans la matière sonore, notamment sur « Traya », qu’on avait travaillé d’abord en live puis en résidence. Je voulais atteindre un niveau spirituel, sans avoir la prétention d’arriver au niveau d’un Coltrane, mais en gardant à l’esprit le fait qu’il me semble que, actuellement, le jazz manque de cet « autre chose ».

Abolir présent, passé et futur

- Qu’entendez-vous par « spiritualité » ?

Je souhaitais proposer une lecture du monde différente, en ouvrant l’esprit, plutôt que de proposer du jazz pour les spécialistes. J’ai aussi récupéré des sons de trap, notamment de Travis Scott, que j’ai par la suite retravaillés. Il me semble que le jazz devrait s’inspirer de ces sons très actuels. Il y a aussi un mantra, parce que je suis très touché par les spiritualités hindoues. Je voulais abolir présent, passé et futur… alors que je sais pertinemment que je viens du be bop ! Mon intention était d’en revenir au rituel, à une sorte de sacralité naïve. Quand je concevais l’album, je me disais qu’il fallait que j’arrive à restituer cette part de nature en nous, un peu comme Borges dans « Les Ruines circulaires ». J’aimerais projeter les auditeurs dans un univers complet. C’est un peu de l’art total. Finalement, on est assez peu à avoir cette dimension dans le jazz actuel. Christian Scott ou bien Tigran Hamasyan l’ont aussi quelque part. C’est un peu comme Coltrane, qui n’était pas qu’un saxophoniste. C’est l’idée de sortir de la performance musicale en soi, même si ce que l’on fait peut être très complexe. J’ai essayé de faire en sorte que tout se tienne, jusqu’à l’image. Non seulement pour le graphisme, mais aussi pour la conception des fringues, jusqu’aux clips, qui sont des extrapolations du projet conçues avec le réalisateur Louis-Cyprien Rials, présentant des utopies perdues de civilisations qui se sont effondrées. Mais attention ! L’album reste résolument positif.

- Cette sphère sur la jaquette, ce serait l’esprit d’un Sphere…Thelonious… ?!

Monk ? Je n’y ai pas pensé, vraiment. Ou alors de manière inconsciente car, quelque part, je reste un boppeur (rires).