Portrait

Comme un macaroni dans le gratin

Enregistrement de l’album Yene Alem par Eténèsh Wassié, Mathieu Sourisseau et Julie Läderach


Ça se passe au fin fond de nulle part, à quelques minutes d’un village du nord du Tarn-et-Garonne, tout près de l’Aveyron, nommé Verfeil-sur-Sèye. Nulle part ? Pas si sûr : c’est à Verfeil que Colette Magny avait élu domicile dans les années 1980, et qu’elle a passé le reste de sa vie. Elle y avait fondé, avec des amis rencontrés là, un beau festival nommé Des Croches et La Lune.

Il faut croire que l’air de Verfeil s’accorde bien aux voix intenses. C’est en effet là, à quelques centaines de mètres de la sortie du village, que se sont retrouvés Eténèsh Wassié, Mathieu Sourisseau et Julie Läderach pour enregistrer un album qui ne se nommait pas encore Yene Alem.

La Lune Rouge est un studio doublé d’une salle de concert, aménagé dans une ancienne grange aux murs de pierre par Simon Baconnier. La prise de son se fait quasi dans les conditions du live, dans la salle au plancher couvert de tapis. Pas de cabines, pas de paravents : sans filtre. Bien sûr, cela limite les possibilités de correction des petits défauts : dans chaque canal il passe un peu des autres instruments, le collage est rarement possible. Ça tombe bien : on n’est pas là pour trafiquer.

Panorama depuis la régie

Nous sommes le 13 décembre 2017. Les derniers accords d’« Ambassel » se sont tus depuis quelques secondes. Je pousse la porte et grimpe l’échelle de meunier qui conduit à la régie. Eténèsh regarde par la fenêtre une mer de brume que griffent les branches des chênes ; on réécoute la prise : pas de chance, « on s’est décalé sur la fin ». On la refait. « Tiens, on a changé de couleur là », remarque Simon. « C’est plus dance ». La musique n’est pas une science exacte.

La pause est l’occasion pour Julie Läderach de poursuivre ses leçons d’amharique auprès d’Eténèsh. On réclame betam buna : beaucoup de café ! Perdu dans une campagne sauvage et embrumée, le studio donne l’impression d’un navire à l’ancre. Nous sommes presque à la fin de la résidence, ce moment où l’on s’attaque aux difficultés mises de côté au début, où l’on est un peu las aussi de tant de concentration accumulée. Pourtant l’atmosphère est sereine. Eténèsh explique que « Ambassel » n’est pas, comme souvent dans le répertoire traditionnel, une chanson d’amour mais une célébration du pays du même nom, réputé pour sa forteresse.

On reprend avec « Bati », où il faut travailler le placement du violoncelle : « Devant le temps, à la « The Ex » », conseille Mathieu. « Il faut vraiment marteler » (comment martèle-t-on avec un archet ?). Du punk-rock azmari-contemporain : ne pas s’inscrire dans un style donné, ni traditionnel, ni occidental, mais les utiliser tous pour obtenir une musique rien qu’à eux, voilà l’enjeu, la quadrature du triangle.

Au déjeuner, mêmes mélanges. On adopte bien vite le mitmita dont la chanteuse saupoudre sa viande et, d’une discussion culinaire, surgit l’image d’Eténèsh « comme un macaroni dans le gratin », se coulant avec aisance et moelleux dans toutes les propositions, entière et pourtant fondue dans un ensemble homogène, sans que le non-averti puisse déceler comment s’opère l’osmose. Modes non tempérés du côté du chant, gammes occidentales du côté des cordes : le mariage est osé mais fonctionne.

Julie Läderach, Eténèsh Wassié, Mathieu Sourisseau, Simon Baconnier

C’est bien cela, un enregistrement : sur l’instant on remarque surtout les difficultés, les moments où la sauce ne prend pas, et pourtant… elle prend. Faire de la musique en vase clos, sans public, est un exercice particulier où manquent l’échange avec l’auditoire, la passion de l’instant, l’adrénaline ; on se concentre sur d’autres paramètres : la justesse, la précision. L’oreille de l’ingé-son est un miroir parfois cruel. L’idéal n’est jamais atteint : il faut trouver le point d’équilibre entre la fraîcheur, la spontanéité, l’incarnation et la perfection.

Après le réenregistrement d’un solo à la voix dont la première prise, faite au début de la semaine, ne satisfaisait pas Eténèsh, on reprend « Bati » en fin d’après-midi, et on finit par le trouver, ce point. Écoutez sur le disque.