Le jazz ne Luz que s’il est sincère (Jazz à Luz 2011)
Temps radieux pour les quatre jours du festival Jazz à Luz 2011, programmation à l’avenant et fréquentation en progression. Comme si la crise avait décidé de faire un détour pour éviter la Vallée : on en a profité.
Avant toute chose, précisons à l’usage des néophytes qu’à Luz Saint-Sauveur, le terme « jazz » désigne principalement les courants les plus aventureux de cette musique multiforme : ceux qui flirtent avec les frontières des genres, qui bousculent les codes, ceux qui expérimentent, qui cherchent ; pas celui qui pense avoir trouvé et ronronne sur des recettes éprouvées mais sans surprise. Vous allez voir.
Le monde à l’envers : un soleil radieux, exubérant comme on en a rarement vu dans la Vallée début juillet. Comme si la météo avait décidé de prendre tout le monde à contre-pied cette année : plein été sur Jazz à Luz et, sitôt la scène démontée, un mois de pluie et de froid sur tout le pays. C’est ainsi qu’avant de repartir chausser les bottes en caoutchouc, les citoyennes jazzeuses ont récolté à Luz, outre les coups de coeur artistiques, quelques coups de soleil. Et ne vont pas s’en plaindre.
On le sait, Jazz à Luz n’est pas un bête alignement de concerts, mais plutôt une carte au trésor ; à charge pour vous de suivre ou non les avenues ou les sentiers - rarement battus, toutefois - que vous suggère une programmation foisonnante. Nous en avons pris quelques-uns et déniché notre content de surprises.
« Das Kapital » en deux volumes
On a dit ici tout le bien que l’on pensait du premier album de Das Kapital, Ballads and Barricades, et on avait hâte de les retrouver sur scène. Ils y étaient en deux occasions.
La première, lors de l’inauguration du festival et avec le répertoire de l’album, nous montre un trio plein d’une vitalité vorace, mordant à belles dents dans les chansons naïves ou édifiantes de Hanns Eisler. Un moment de plaisir faussement simple où la décontraction des instrumentistes cache un travail méthodique de subversion joyeuse et féroce.
Le second tome de Das Kapital, il faut aller le chercher au bout d’une procession nocturne et burlesque, guidée, emmenée, escortée, convoyée par deux incorrigibles garnements - Alfred Spirli et Thierry Madiot -, ponctuée de happenings musicaux insolites - dont un solo de Jean-Yves Evrard sur le toit d’un magasin, au principal carrefour de la ville - , jusqu’à la centrale hydro-électrique où le trio vient de passer une semaine en résidence sous l’égide du festival « Visa pour la Nuit », une coproduction Jazz à Luz / Scène Nationale Tarbes - Pyrénées « Le Parvis ».
- Bruno Chevillon @ Framboise Estéban 2011
Sur le mur de la centrale, un écran face au public ; à gauche, très en retrait, dans une quasi-obscurité, les musiciens jouent, improvisent et mixent en direct des images et des sons captés au cours de la résidence. Cela montre le travail des hommes, répétitif, les beautés fugaces d’une nature qui contraste avec la lourdeur industrielle des machines, mais la prégnance de l’image est telle qu’on en oublie d’écouter la musique, et le mixage en direct limite les possibilités expressives du film… Le retour aux flambeaux est l’occasion d’échanger entre ceux qui ont vécu une expérience unique et ceux qui, comme moi, sont restés un peu sur leur faim.
La diagonale des contrebasses
Il y en avait un peu partout, des contrebasses, cette année encore. Autant dire que ça jouait grave. Et chose curieuse, cet instrument on ne peut plus encombrant est souvent assorti d’un instrumentiste pris de bougeotte.
C’est ainsi que l’Australien Clayton Thomas nous est apparu sous quatre visages bien différents : le jeudi auprès de Sonny Simmons pour un jazz presque classique - à cheval sur bop et free-jazz -, le vendredi aux Thermes pour un duo dont je n’ai malheureusement retenu que l’insupportable réverbération du son sur les murs en pierre du hall, le dimanche en duo avec un autre contrebassiste, Werner Dafeldecker, pour une improvisation tout en textures, bourdonnements d’insectes, musique concrète et recueillement quelque peu compassé, et samedi soir… samedi soir… nous vous parlerons plus loin de samedi soir.
C’est ainsi que Bruno Chevillon, vendredi, donne un concert solo qui est aussi un spectacle de danse, un pas de deux avec une basse en guise de cavalière ; il fait des pointes et des entrechats pour atteindre ses pédales d’effets, s’accroupit, couche sa partenaire, joue sur un bourdon suraigu produit par l’archet sur la pique puis un autre, infra-basse poussé jusqu’à la saturation, avant de revenir au premier. Une musique abstraite, géométrique, faite de couches sonores que traversent des éclairs, des souffles, un grincement. Une projection de climats et un jeu sur les images mentales que peut faire surgir le son.
C’est un tout autre Chevillon que nous allions voir samedi après-midi, en duo avec le chanteur Imbert Imbert, qui s’accompagne lui-même à la contrebasse. Détendu, ce Chevillon-là sourit au trac de son partenaire intimidé, apparemment heureux d’orner d’improvisations intelligentes un répertoire de chanson française dans la ligne de Leprest et Caussimon, aux octosyllabes bien plus sages que ne pourrait le laisser présager le look punk de son auteur.
Les têtes chercheuses
Bruno Chevillon, bien sûr, mais aussi…
Ryan K : nous l’avons trouvé vendredi au fil d’une promenade « Napoléon III et Eugénie » curieusement décalée - collision de musiques turbulentes avec les souvenirs d’un Second Empire plutôt bling-bling. C’était au sommet de la colline… Solférino, un cadre bucolique pour une excavation de la matière sonore qui aurait pu paraître aride et ne l’était pas.
Voici des années que le guitariste creuse, quasi physiquement, la question du solo et celle des résonances. Nous l’avions vu à Errobiko Festibala l’an dernier, armé d’une guitare électrique et en duo avec Xabier Erkizia dans ce qui apparaît maintenant comme une première approche de ce travail.
Ryan a laissé guitare électrique, amplis et pédales d’effets pour une simple guitare acoustique, comme s’il voulait se dépouiller au maximum des oripeaux technologiques pour approfondir l’épure. C’est par le ressassement d’un accord joué selon une technique inspirée du rasgueo flamenco qu’il fait advenir des harmoniques changeantes sur lesquelles il s’aventure par glissement, comme par association d’idées, et nous embarque dans ce qui pourrait être une exploration des fractales à l’intérieur des harmonies. Ascétique par la démarche, hédoniste par les couleurs et les univers découverts au creux du son, Ryan K. a cessé d’être seulement un « régional de l’étape » - il est originaire de Pau - pour s’affirmer comme un remarquable poseur de questions.
- J-L Cappozzo, Ch. Wodrascka, G. Hemingway @ Framboise Estéban 2011
Curieusement programmé à 11h le dimanche matin, le trio Christine Wodrascka / Jean-Luc Cappozzo / Gerry Hemingway va donner un des concerts majeurs du festival et laisser espérer les plus beaux développements pour cette formation toute neuve.
Improvisation totale et écoute totale : chacun a cette façon de signifier, sans paroles, « je suis disponible ». L’un lance une idée, les autres la malaxent, la travaillent, la transforment et produisent autre chose. Une conversation ? Plutôt une construction commune, chaque instrument comme un corps de métier qui contribue à bâtir un même édifice tout en vibrations.
Jean Luc Cappozzo joue de la trompette, du bugle, du ney, d’un sifflet à coulisse, des bouts de ses instruments qu’il démonte en arpentant la scène comme il arpente la musique : avec de l’espace. Gerry Hemingway foisonnant, roule des toms et de la grosse caisse et s’anime soudain de convulsions cuivrées, joue avec une sourdine de trompette sur sa caisse claire, dessine des bouts de cadres, esquisse des architectures où la pianiste invente des escaliers impossibles, tranchants, des puits de lumière, dévale des pentes. Bousculades, temps de presque silence, interrogations et doutes, une histoire racontée en temps réel et clôturée par un rappel aux sources : « Sometimes I Feel Like A Motherless Child », Cappozzo trace son solo comme au fusain, Hemingway roule à peine audible sur la caisse claire. Tacet.
Les décalés
Ceux qui détestent les tiroirs, ceux qui débordent des cases, une marque de fabrique de Jazz à Luz. Exemples :
Non contents de franchir allègrement les styles au volant de leurs instruments respectifs, Clayton Thomas le contrebassiste et le guitariste Andy Moor - dont nous n’avons pas vu, hélas, le duo avec Christine Sehnaoui programmé le samedi à deux heures du matin - se sont offert le samedi soir une escapade commune… aux platines. DJ Clayton et DJ Andy ont donc, en prime, animé le dancefloor luzéen. Puisqu’on vous dit que ces gens sont insatiables.
Insatiables aussi, les deux bricoleurs Alfred Spirli et Thierry Madiot qui, au cours de la promenade napoléonienne, investissent un mini-golf pour une mise en sons et en scène à la fois poétique et burlesque. De longs rubans élastiques tendus à travers l’espace deviennent un orgue à vent dont on joue à l’aide d’une canne à pêche, une baudruche remplace l’embouchure du trombone, des rhombes en plastique bourdonnent, des boîtes en fer-blanc brinquebalent et nous voilà partis dans une fantaisie marxiste tendance Harpo, sous la houlette d’un Spirli résolument clownesque, que la rencontre imprévue avec une famille fort sérieuse - et bien résolue à terminer son parcours de golf miniature en dépit des énergumènes - fera basculer dans une scène finale à la Jacques Tati.
Ceux à qui on ne la fait pas
Sonny Simmons entre en scène auréolé de sa légende de survivant de la New Thing. Le titre de son concert (ou bien est-ce le nom de son groupe : Freenology ?), annonce la couleur. Free pour la liberté et le free jazz, « -logy » comme évocation de Charlie Parker, celui par qui le bop est arrivé, mais aussi celui qui a tracé, sans probablement le savoir, les lignes qu’allait emprunter le jazz pour s’évader de lui-même et mieux se retrouver.
Avec lui une autre légende, Paul Lovens, batteur emblématique de la free music européenne, Guy Bettini, trompettiste suisse qui fait également partie du trio de Paul Lovens (avec Louis Schild à la contrebasse) et Clayton Thomas.
La plupart du temps assis, Sonny Simmons - bientôt 80 ans - n’a rien à prouver. Quand il se lève pour jouer, c’est un son puissant, qui ne renie pas la mélodie mais refuse catégoriquement la consonance. Le trio autour de lui balaie les époques du jazz, de la walking bass à l’arythmie, de la sourdine type Miles à l’improvisation contemporaine.
L’énergie que dégage Simmons et sa façon de ne pas « fonctionner », de ne pas bavarder, l’alliance de la puissance et de la parcimonie, renvoient par-delà les frontières musicales et géographiques à ce qui peut se passer dans un tablao flamenco : le duende souffle où il veut, et pas en continu. Et c’est précisément au moment où l’on commençait à craindre le « trop », le trop long, le plus grand-chose à dire, qu’il annonce : « All right ». C’est fini. Une dernière pour la route et on s’en va. Il replie ostensiblement son sax, le public insiste, il concède « One more », couine une trentaine de notes et déclare « I’ll go home now ».
Mise en scène de sa propre misanthropie ? Ou certitude que lorsque tout a été dit, il vaut mieux se taire ? L’assistance est restée partagée, désarçonnée par une attitude très peu consensuelle que certains ont prise pour du dédain et d’autres pour de la sincérité.
- Sonny Simmons, Clayton Thomas @ Framboise Estéban 2011
Drums Noise Poetry : c’est sous ce titre et sur une estrade carrée en forme de ring de boxe que quatre batteurs allumés, Edward Perraud, Mathias Pontevia, Didier Lasserre et Vladimir Tarasov, sont invités à se mesurer les uns aux autres. Là où l’on aurait pu rêver rivalité joyeuse, on a plutôt une émulation dirigée par Tarasov, le doyen, imperturbable dans son style alors que les trois autres s’efforcent de le faire entrer dans leur jeu. Ils finissent par se laisser emporter derrière lui dans une véritable improvisation concertante, fort bien jouée et construite, avec ses variations rythmiques, ses accelerando et fortissimo très applaudis, ses moments de détente, bref, une belle démonstration de virtuosité et de respect filial - le bis est une reprise d’un hommage de Max Roach à Papa Jo Jones - où manque, justement, une étincelle de rébellion pour que notre plaisir soit parfait.
Les imagiers
En matière d’images il y a, bien sûr, le ciné-concert de Das Kapital. Mais pas seulement.
Nous classerons dans cette rubrique le spectacle musical « jeune public » Princesses Oubliées ou Inconnues de Catherine Vaniscotte, tant il fait la part belle aux effets visuels, costumes, couleurs, tout droit sortis du livre éponyme de Philippe Lechermeier et Rébecca Dautremer. Un peu décousue, mais pleine de fantaisie et d’un humour qui fait aussi sourire le public adulte, la pièce intègre largement la musique avec de jolies interventions de Catherine Vaniscotte (bandonéon), Laurent Rochelle (sax soprano, clarinettes) et Frédéric Schadoroff (guitare, claviers).
Jean Pierre Brouat, cinéaste, a consacré à Jean-Luc Cappozzo un documentaire où il s’efforce d’approcher la création musicale par la face organique : les deux séquences projetées montrent de très gros plans presque chirurgicaux, une insistance sur les lèvres, la peau, la sueur. Un parti-pris qui peut choquer, révulser : certains spectateurs ont fermé les yeux, d’autres « ont trouvé ça long mais sont restés ».
Pour ma part, même si les plans rapprochés sont parfois difficiles à regarder, j’ai apprécié que - chose rare dans cette discipline - l’image ne cannibalise pas la musique : au contraire, nous avons réellement pu entendre Cappozzo tout au long du film, sans être distraits de cette écoute par le décor, l’anecdote, la périphérie.
Un débat, animé par Anne Montaron, productrice des émissions « A l’Improviste » et « Alla Breve » sur France Musique, a permis au cinéaste et aux musiciens invités (Jean Luc Cappozzo, Jean-Yves Evrard, Christine Wodrascka et Gerry Hemingway) de parler de ce qu’est l’improvisation d’un point de vue aussi terre à terre que l’étaient les images des deux séquences : qu’est-ce qui est en jeu dans l’improvisation ? comment prépare-t-on une improvisation collective ? l’expérience a-t-elle un rôle ? Instructif, généreux et éminemment humain.
Mais il n’y avait tout de même pas que ça ?
Évidemment non. On ne le dira jamais assez : à moins d’être insomniaque et doué d’ubiquité, il est à peu près impossible de voir tous les concerts de Jazz à Luz tant l’offre est abondante. Il est vrai aussi que parmi les concerts auxquels j’ai pu assister, certains ne m’ont pas laissé un souvenir impérissable.
Prenons le parti de les omettre : ce n’est que le prix à payer pour d’autres découvertes.
Pour autant, un concert a laissés perplexes tous les interlocuteurs avec qui j’ai pu échanger. Il s’agit de celui de William Parker, Hamid Drake et Raoul Björkenheim. Étrange juxtaposition de deux mondes qui communiquent avec peine, le guitariste centré sur son instrument dans un monde très blues-rock, laissant la paire rythmique la plus renommée du jazz contemporain se débrouiller toute seule. Ce n’est qu’au bout de vingt minutes qu’on les entend se rejoindre sur un terrain commun, mais cela ne dure pas. Drake-Parker inventorient toutes les ressources moyen-orientales possibles, daf, guembri, rythmiques complexes et micro-intervalles, tandis que Björkenheim nous sert un revival Cream avant de passer à l’archet… Au bout du compte, l’impression curieuse d’avoir assisté à deux concerts simultanés sur la même scène.
Le « pari de la surprise », c’est ce que revendique Jazz à Luz. Une fois de plus, pari réussi. Des découvertes à foison, des aventures : celles qui démarrent, celles qui se poursuivent, celles qui vont naître, car Luz est aussi une plaque tournante où les projets peuvent jaillir d’une discussion au Verger, d’un verre pris à la terrasse d’un café. Jazz à Luz est le lieu de toutes les rencontres : entre musiciens et public - de plain-pied, pas les uns sur une scène et les autres dans l’obscurité -, entre artistes, qu’ils soient musicaux, visuels, écrivains, bref, entre êtres humains. Un lieu irremplaçable où s’exerce la première liberté de toutes : celle de la circulation des personnes et des idées.