Sur la platine

De Waal, made in Copenhagen

Le batteur Emil de Waal nourrit une discographie personnelle et sensible.


Colonne vertébrale de la scène danoise, tant dans le jazz que dans le rock exigeant, le batteur Emil de Waal est de ceux qui aiment jouer et faire jouer, et ce depuis les années 80. Il était alors le batteur de Bagdad Dagblad, un orchestre de jazz fusion électrique dans le ton de l’époque, qui a perduré jusqu’au tournant du siècle et a nourri des choix très éclectiques et souvent imprévisibles. Depuis, il anime de nombreux groupes, parmi lesquels le Maluba Orchestra avec les saxophonistes Christina von Bülow, Frederik Lundin ou Pernille Bevort, ou encore le très réjouissant orchestre Kalaha qui regarde vers le sud, l’électronique et la danse. Au-delà de ces projets, le batteur nourrit une discographie plus personnelle et sensible, soutenue par le label April Records.

L’histoire d’Emil de Waal est profondément ancrée dans la geste musicale contemporaine du Danemark, où ses passages réguliers à la télévision et sa participation depuis au moins 35 ans à la scène nationale lui ont valu une solide renommée. Parmi ses œuvres importantes, on retrouve un disque réédité par April Records en 2024, mais qui date en réalité de la décennie précédente : Handmade in Denmark, un album aux couleurs presque innocentes qui pense la musique avec douceur et chaleur. Aux côtés du batteur, Elith « Nulle » Nykjaer, une légende de la culture et de l’entertainment au royaume du Danemark, acteur, clarinettiste, écrivain et homme de télévision. Le musicien, décédé fin 2023, était connu pour son orchestre Nulle & Verdens Orkestret, un big band connu en Europe depuis les années 80.

Compagnons de longue date au sein de l’orchestre Old News, de Waal et Nykjaer livrent avec Handmade in Denmark une vision plus sensible, presque folk parfois, notamment avec le travail du guitariste (et saxophoniste) suédois Gustaf Ljunggren. Ainsi « Min nordiske bror » est le thème d’un vieux générique TV, écrit par Nykjaer lui-même. Il bénéficie du piano très délié et rêveur de Søren Kjoergaard. L’idée de Handmade in Denmark est simple, sans patriotisme exacerbé : juste rappeler des souvenirs d’enfance, ciment d’une identité collective. Le « Christiania » composé par le trompettiste Jasper Tranberg, du nom d’une communauté hippie de Copenhague, répond au minimaliste « Sound of Silence » de Simon & Garfunkel. Quel est l’équivalent des madeleines, dans la cuisine danoise ?

 
Stockholm København découle de la même volonté de se nourrir d’une certaine cosmogonie nordique. Entre la capitale de la Suède et celle du Danemark, il y a moins de 700 kilomètres et un pont célèbre [1]. Entre l’univers de Gustaf Ljunggren et celui d’Emil de Waal, il y a une feuille de papier à cigarette et vingt ans de collaboration. L’album d’April Records est donc une plongée faite d’amitié - le moteur du batteur - et de climats méditatifs, souvent bardés d’électronique (« Glar »). Atmosphérique en diable, Stockholm København permet de montrer le jeu caressant et très musical de de Waal, dans ce qui ressemble souvent à une forme de blues scandinave où l’ambient aurait tranquillement pris sa place dans un duo très chaleureux. Certes plus anecdotique, il montre le goût du batteur pour l’échange, qu’il va quintessencier avec Fire øjne, son album d’invité, dernier né du label April Records.

 
Si on n’y retrouve pas Ljunggren, c’est que la place est prise par un autre guitariste, Rasmus Oppenhagen Krogh, dans un style moins atmosphérique. « Halvfirs fems » a ainsi une approche plus abstraite bien que tout aussi onirique, où la guitare est perçue comme l’incarnation d’objets électriques mouvants qu’une percussion très musicale va tenter de dompter et mener à une forme de transe. On retrouve le paradigme électronique qui est souvent celui d’Emil de Waal, notamment au sein de Kalaha, une direction qu’il prendra également avec Susan Alcorn, invitée sur « Silence ». Fire øjne est le terrain de jeu idéal pour montrer la finesse du rythmicien, soucieux de ses invités : s’il s’amuse beaucoup avec son compère du Maluba Orchestra, Fredrik Lundin (« Limbo Jazz »), il sait aussi les mettre en valeur. Ainsi de Cecilie Strange [2], dont « Generøs » permet de goûter le son profond du ténor, subtilement scorieux, auquel de Waal répond avec un bâton de pluie. C’est une belle personnalité à laquelle April Records offre une tribune et une fidélité sans faille, et qui apporte un relief supplémentaire au batteur magicien de Kalaha, décidément sa grande affaire.

 
Nord Havn, le dernier album de Kalaha, est dans la droite ligne de ce que l’orchestre avait pu nous montrer avec l’Aarhus Jazz Orchestra : un mélange subtil et détonant de rock psychédélique, d’électronique vouée à la danse planante et de rythmiques empruntées à l’Anatolie et à la corne de l’Afrique. À l’écoute de « Norsk Fars », taillé pour les radios et franchement apte à faire déhancher les plus raides d’entre nous, on comprend que la volonté d’Emil de Waal et de ses compagnons est de faire mousser sur scène des tourneries efficaces et élégantes, qui n’auront pas manqué de taper dans l’oreille de vieux filous comme le DJ britannique Gilles Peterson.

On ne peut s’empêcher de penser au travail du Finlandais Jimi Ténor dans ce concentré de pop élégante et de danse venu de la sono mondiale ; à bien des aspects, il y a d’ailleurs beaucoup de points communs entre ces musiciens, ne serait-ce que pour leur reconnaissance au-delà de la culture nordique. Nord Havn (le port du nord en danois) est un disque joyeux et efficace où le batteur brille particulièrement (« Sara Banderole »). On en aura besoin, en attendant le printemps.

par Franpi Barriaux // Publié le 16 février 2025

[1L’Øresundsbron est l’un des ponts les plus longs du monde, entre Copenhague et Malmö. C’est le décor de la série télévisée Bron, NDLR

[2Elle signe chez April Records un langoureux Beyond avec Thommy Andersson à la contrebasse.