Chronique

Dee Dee Bridgewater

Afro Blue

Dee Dee Bridgewater (voc), Cecil Bridgewater (tp), Ron Bridgewater (ts), Roland Hanna (p, elp), George Mraz (b), Motohiko Hino (dm, perc)

Label / Distribution : Mr Bongo

1974 : la Bridgewater, Denise Garrett pour l’état-civil, n’avait pas encore franchi toutes les rivières musicales qu’elle serait amenée à traverser tout au long de sa prolifique carrière (elle a fini par collectionner les « honneurs de la République » et s’est même retrouvée marraine de la classe de jazz du collège de Monségur, en Gironde).

Après avoir fait ses armes au sein de l’orchestre de son père, le trompettiste Matthew Garrett, et s’être retrouvée à arpenter les scènes aux côtés de Max Roach, Dizzy Gillespie, Dexter Gordon, Sonny Rollins ou encore Stanley Clarke, ou à enregistrer en compagnie de Roy Ayers pour la BOF de ce chef d’œuvre du cinéma Blaxploitation qu’est « Coffy, la panthère noire de Harlem », elle s’envole pour le Japon avec son mari Cecil Bridgewater (trompettiste lui aussi). A 23 ans à peine, elle est déjà en pleine possession de ses moyens et elle s’impose en maîtresse femme dans les studios AOI.

Les principales caractéristiques de son art vocal sont déjà là : allongement des nasales, accélération et ralentissement du débit, ascension dans les aigus et plongée dans les graves, incursions dans le parlé-chanté… avec une puissance érotique et politique sans pareille. Son duo avec son mari sur « Everyday I Have the Blues” prend des allures d’acte sexuel, librement consenti évidemment, sur lequel c’est elle qui finit par prendre son pied dans un scat incendiaire. D’aucuns y verraient une perte de contrôle, voire une forme d’immaturité musicale. Mais est-on vraiment mature quand on jouit ?

Son interprétation du standard « Afro-Blue » est un régal de revendication décolonisatrice des consciences afro-américaines (cette composition de Mongo Santamaria avait d’ailleurs été mise en texte et chantée par Abbey Lincoln lorsqu’elle cherchait à se défaire de son image de « Marilyn Noire »). La livraison de « Little B’s Poem », cette régalade en trois temps composée par le vibraphoniste Bobby Hutcherson, est une ode à l’enfance afro-américaine, libérée des carcans du passé et consciente de ses racines : cette fausse comptine, pour laquelle Jean Carn avait écrit des paroles (avec son mari Doug, elle était à la tête du label militant Black Jazz), devient un hymne à l’éducation la plus émancipatrice. Dee Dee est alors proche des Black Panthers, qui œuvraient pour l’enfance des ghettos.

A Tokyo, l’heure est au jazz le plus soul. Le piano électrique fait des étincelles sous les doigts de Roland Hanna et les cuivres se font rutilants, le beau-frère de la belle étant de la partie au saxophone ténor. Le Japonais Motohiko Hino déploie des trésors de sensualité à la batterie et aux percussions. A la contrebasse, George Mraz, qui a fui l’écrasement du Printemps de Prague six ans auparavant, est comme un poisson dans l’eau - il officie à la même période dans l’orchestre de Thad Jones et Mel Lewis. Dans ce programme qui lorgne vers la pop (« People Make the World Go Round »), son groove frétille d’aise.

Cet album est une pépite longtemps recherchée par les DJ et autres beatmakers comme collector (d’autant plus qu’il avait été édité sur deux labels japonais différents voire concurrents). Sa réédition rend justice à une grande dame du jazz qui, même si elle s’est parfois égarée dans les turpitudes du disco, mérite d’abord le respect.