Jacques Schwarz-Bart en perspectives créoles
Portrait du saxophoniste guadeloupéen installé aux États-Unis à l’occasion de son passage à Aix-en-Provence.
Jacques Schwarz-Bart, Reggie Washington, Arnaud Dolmen © Patrick Martineau
10 mai 2024, Jacques Schwarz-Bart embouche son ténor sur la scène du Hot-Brass, à la tête d’un trio composé de Reggie Washington (basse et contrebasse) et d’Arnaud Dolmen (batterie).
- Jacques Schwarz-Bart © Patrick Martineau
Voyage diasporique
Le programme du soir est essentiellement constitué de compositions du dernier album de Jacques Schwarz-Bart, The Harlem Suite. « Je l’ai conçu comme une fresque, voire comme une mosaïque issue de petits confettis qui, une fois jetés en l’air, se rassemblent et se dispersent. L’idée c’est que tant l’ensemble que les détails aient le même niveau de sophistication et de raffinement. Il faut qu’on puisse la regarder de près et de loin, afin que cela ait toujours du sens ».
Le concert commence avec « From Goré To Harlem », hommage à « ceux qui forment un creuset culturel depuis la Harlem Renaissance ». Échos d’une plainte infinie, dans une progression harmonique qui tangue, tel un navire négrier chargé jusqu’à la gueule de son sinistre butin humain, grondant d’une sourde colère dont émanent des échos de work songs par un jeu collectif très angulaire, pour terminer sur des couleurs plus suaves, comme une forme de résistance qui n’ignorerait rien de ses racines. « Avec la réouverture du Cotton Club et du Minton’s, il y a beaucoup d’occasions pour un jazzman à Harlem en ce moment. Tous les styles contemporains se mêlent dans les créations qui en émergent. Ce que je fais depuis une vingtaine d’années devient assez courant. Les musiques issues de la diaspora africaine étaient séparées. Le cosmopolitisme passe la restauration puisque dans un même quartier, on peut trouver un restaurant africain, un autre qui propose de la soul food façon Mississippi… sans parler des Français ! Cette diversité se retrouve dans la façon dont la diversité musicale s’agrège dans le jazz contemporain qui émerge du quartier ».
Second titre : « Time Travel », que le saxophoniste présente comme un « équivalent » de la padjanbel, ce rythme à trois temps des musiques gwoka : « Tous les rythmes diasporiques ont quelque chose de l’accélération des particules ». Ce détour humoristique par l’astrophysique, dont Jacques est friand, permet assurément de concevoir que seul un batteur comme Arnaud Dolmen pouvait rendre cohérent et émouvant des tempos latin, bop, funk et swing dans un vertige hallucinatoire où le saxophone devient cyclotron.
Égalité et justice
Concernant son jeu proprement instrumental, Jacques Schwarz-Bart en est à « incorporer beaucoup d’espaces et de développements de motifs, ainsi qu’une plus grande variété d’intervalles et de figures rythmiques. C’est le fruit de mes recherches dans le domaine de l’improvisation. J’essaye d’explorer ces quatre voies dans différents contextes musicaux. Lorsque j’élabore une mélodie, je cherche à combiner ces concepts ».
Comme pour faire entendre cette évolution, il annonce ensuite le morceau « Papalé », composition issue de son album Soné Ka La (2006) et dans laquelle beaucoup ont cru voir un manifeste du « Vaudou Jazz », du fait de son invitation à la danse du corps comme de l’esprit. Brusque changement d’ambiance avec « Sun Salutation », issu du dernier disque : une furieuse composition du be-bop au hip-hop, sur laquelle Reggie Washington tient les murs de la maison avec toute la force tranquille qu’on lui connaît, entre ligne incendiaire et groove profond, pendant que le saxophoniste termine à la façon d’un prêcheur soul, alternant colère et plaisir.
- Jacques Schwarz-Bart © Patrick Martineau
« Le message que je projette, je ne l’ai pas préparé au préalable. C’est comme ça que j’écris de la musique et c’est ainsi que j’ai constaté que c’est toujours une musique de résistance. Elle est le fruit de cultures qui ont été spoliées par l’histoire, qu’il s’agisse des cultures afro-caribéennes, noires américaines ou même hébraïques, sans oublier les cultures gnawa. Certes, cela ressort de mon histoire familiale mais j’ai constaté qu’il y avait une résonance entre ma musique, ces cultures, et ma vision du monde, qui est aussi politique et sociale. C’est un message très simple d’égalité et de justice. C’est tellement étrange que des valeurs humaines élémentaires soient actuellement battues en brèche ».
Le saxophone et la voix
Sur son dernier album, figure une livraison de « Look No Further », standard peu usité dont Coleman Hawkins fit son miel et dont Betty Carter livra une version débordante d’émotion. Ce thème, composé par Richard Rodgers pour la comédie musicale « No Strings » (1962), avec son scénario nourri d’allusions au mouvement des droits civiques, sera pour le souffleur guadeloupéen une ressource pendant ses années de galère à New-York. Sur un beat hip-hop très naturel, pendant lequel le bassiste et le batteur se livrent à des jeux de déconstruction/reconstruction, le saxophone déploie des ondes sensibles qui ne sont pas sans rappeler la voix humaine. « Le rapport à la voix est crucial pour moi. Il y a eu comme une épiphanie dans mon évolution lorsque je jouais avec les pointures de la Berklee comme Danilo Pérez ou Bob Moses. Ce dernier, notamment, m’a mis au défi de ne jouer que des ballades pendant un mois en transposant les inflexions de la voix sur mon saxophone. J’ai alors pris une distance par rapport au simple rapport technique à mon instrument. Je me suis intéressé beaucoup à Dinah Washington, Betty Carter et Ella Fitzgerald ». Ne croirait-on pas entendre là une évocation de « Bemsha Swing » de Monk, après quelques notes furtives d’« Epistrophy » ailleurs ? Ce sont, devait-il nous confier, des appels pour des changements de séquence au sein d’un morceau.
Perspectives créoles
Le second set s’ouvre sur un inédit : « Delgrès Blues », un six temps dont émergent des échos de sax « rollinsiens » sur lequel le dialogue contrebasse/batterie atteint des sommets, notamment par le jeu très circulaire d’Arnaud Dolmen. Le leader jubile, comme s’il prenait conscience de la puissance de cette composition dédiée à une grande figure de la lutte contre le rétablissement de l’esclavage par Bonaparte. « Lorsque je compose, je travaille sur plusieurs instruments. Je chaloupe mes lignes de basse au piano, je travaille l’harmonie avec une guitare et je peaufine les mélodies au saxophone ou bien à la flûte ». Le trio termine sa prestation avec « New Padjanbel », issu de l’album Soné Ka-La 2 (2020). Le saxophoniste précise que la padjanbel est un rythme de travail reliant la terre et le ciel et symbolise la dureté du travail du sol, ainsi qu’une forme d’élégance artistique. Manière d’évoquer son patrimoine familial [1] ? « Celui-ci m’inspire dans l’art de raconter une histoire à travers mes compositions et mes solos. Il y a le souci de créer des contrastes, des évolutions, de définir des thèmes qui sont comme des personnages, un peu comme une transposition d’une approche littéraire dans ma musique. Mes compositions sont très écrites. L’aspect oral n’est qu’une partie de l’expression du jazz. Les jazzmen qui ont la vision d’un concept doivent passer par l’écrit. Élaborer un concept, c’est de l’écriture avec des perspectives esthétiques ».