Portrait

Dmitry Baevsky, saxo sensible

Portrait « live » du saxophoniste Dmitry Baevsky


Dmitry Baevsky © Gérard Tissier

Sur la scène du Moulin à Jazz, à Vitrolles, Dmitry Baevsky embouche son saxophone alto pour près de deux heures de concert en trio sans piano, avec pour partenaires de jeu Clovis Nicolas (contrebasse) et Leon Parker (batterie). A peine quelques effluves slaves, comme un clin d’œil rappelant ses origines russes se font-elles entendre à l’entame du premier morceau, « Chant » de Duke Pearson, petit bijou de hard bop qui permet au groupe de diffuser des vagues d’émotion.

« J’adore jouer avec un pianiste ou un guitariste mais sans instrument harmonique, c’est la liberté, c’est ouvert » devait-il nous déclarer avant le concert, poursuivant : « C’est un peu plus difficile mais quand ça marche c’est super. C’est une prise de risque. Je n’irais pas jusqu’à dire que ça peut être parfait, mais quand on réussit dans une telle configuration on se sent vraiment libres ».

Clovis Nicolas, Dmitry Baevsky, Leon Parker © Gérard Tissier

L’absence d’instrument harmonique conduit le trio à déployer un art de la sérendipité, conjuguant nuances d’intensités variées et surprises mélodiques et rythmiques dans des échanges aux accents spirituels. Le second thème « Mr. H », issu de l’album Kid’s Time sur lequel figure Clovis Nicolas, assène un message parkérien en diable : sur un tempo d’enfer, c’est à une excursion au bout du souffle que nous convie le saxophoniste. Ce sera l’une des deux compositions du dernier album jouée ce soir-là, avec « Imintagante », un morceau dont la pulsation latine ravageuse irrigue les propositions musicales : passé le thème faussement enfantin, les improvisations prennent une dimension collective. Peu importent les scories, tant que le plaisir guide les sens. « Mes compositions je les chante d’abord dans ma tête », devait-il nous confier. « J’entends l’harmonie quand même mais je ne me mets pas au piano. Même si c’est un peu angulaire, je tiens à garder ce que j’entends en moi. Je me mets d’abord à l’alto pour composer et après je cherche des accords. Il peut m’arriver de garder trois mesures à cinq temps parce que je trouve que ça marche ».
Deux titres de Ray Charles seront interprétés ce soir-là : « A Sentimental Blues », sur lequel le leader renverse les pentatoniques jusqu’à en restituer la substantifique moelle, et « The Sun Died » (« Il est mort le soleil »), dont le ton crépusculaire fait l’objet d’un traitement paradoxalement lumineux. On associe d’ailleurs souvent le nom de l’altiste à une certaine tradition jazzistique, d’autant plus qu’il voue une admiration sans fard à Jackie McLean : « On dit qu’il jouait faux mais non, c’était sa propre voix », précisant à ce sujet : « Il ne faudrait pas forcer les choses. Pour ma part, j’essaye juste d’être aussi honnête et créatif que possible. J’ai beaucoup de respect et d’admiration pour mes prédécesseurs ainsi que pour les musiciens de mon époque. J’essaye toujours de m’inspirer d’eux en espérant que je puisse diffuser mes propres idées également. Je pense qu’il est plus important d’essayer d’être honnête musicalement parlant, plutôt que d’essayer de courir après sa « propre voix ». Si cela doit arriver, ça arrivera d’une manière ou d’une autre ». Il nous confiera d’ailleurs que dans une sorte de trinité inaccessible pour lui, il révère Johnny Hodges, Benny Carter et Charlie Parker par-dessus tout.

Le groupe terminera sa prestation avec « Will You Still Be Mine » (Matt Dennis), que Sonny Rollins interprétait sur Freedom Suite, l’un des albums fondateurs du trio « pianoless », dont Clovis Nicolas avait proposé une relecture plus que convaincante il y a peu. Sur ce thème, Dmitri Baevsky se livrera à un exercice de haute voltige musicale, prouvant, si besoin en était, qu’il est immergé dans une inlassable quête : « Mes routines musicales changent assez souvent, même si j’essaye d’avoir la même attention à des aspects comme le son, le time, l’harmonie, la mélodie, mon instrument, etc. Dans tous les cas, j’essaye d’être dans la meilleure disposition pour dire ce que j’ai à dire lorsque je veux le dire. J’ai la sensation de toujours revenir aux problèmes musicaux auxquels je veux me confronter : j’ai souvent besoin de réinventer la manière dont j’approche certaines questions. Plus globalement, j’essaye de trouver un équilibre entre les fondamentaux et la créativité ».

Une biographie de Dmitri Baesky pourrait s’écrire sous la forme d’une geste, à l’instar de ces poèmes médiévaux qui narraient les hauts faits de personnages légendaires. De son départ de Russie pour les États-Unis, lorsqu’un douanier, encore soumis à quelque réflexe bureaucratique alors que l’URSS s’est effondrée, lui déclare : « Vous ne pouvez pas amener votre saxophone avec vous, il doit rester en Russie », jusqu’à la scène du Moulin à Jazz, son bagage musical est empreint de mélancolie. « On joue comme on est. Je ne peux pas ignorer mes racines russes. J’espère les avoir mélangées à tout le jazz que j’ai écouté depuis l’âge de 13 ou 14 ans ».
C’est d’ailleurs avec beaucoup de douleur et de pudeur que le saxophoniste évoque, hors scène, la situation de son pays d’origine, après s’être mobilisé pour un soutien au peuple ukrainien, au début de la guerre. « La situation ne s’arrange vraiment pas. Je souhaite tellement que ce désastre s’arrête. Je suis totalement en désaccord avec le point de vue du gouvernement russe et j’espère que tôt ou tard cette folie cessera », précisant : « J’ai bien quelques nouvelles d’amis musiciens de jazz en Russie. C’est difficile d’en discuter avec eux. À Moscou c’est le « tout va bien » qui prévaut. C’est terrible cette destruction de la culture. Ma mère est née à Kiev. Mon premier prof de jazz a grandi dans les années 50-60 quand cette musique était interdite. La dernière fois que je suis retourné en Russie, il y a trois ans, j’ai été impressionné par la vivacité du jazz ».

Dmitry Baevsky © Gérard Tissier

Il devait rester à New York le temps d’une quinzaine de jours. Il y restera quinze ans, devenant rapidement l’un des altistes les plus côtés de la métropole, tout en conservant une posture d’éternel étudiant. « En observant la manière de travailler de Cedar Walton ou de Jimmy Cobb, ou d’autres encore, que ce soit sur ou hors scène, j’ai pu apprendre quelques ficelles du métier que j’aurais eu du mal à saisir autrement. Dans la mesure où le jazz est une forme d’art encore relativement nouvelle, j’ai la sensation qu’on apprend davantage en fréquentant des artistes plus expérimentés, plutôt qu’en se plongeant le nez dans des bouquins ou en écoutant de la musique, bien que ces approches soient évidemment complémentaires. Et pour tout ça, au moins jusqu’à maintenant, il n’y a pas de meilleur endroit que New York. Je n’ai pas vraiment de mauvais ou de pires souvenirs de mon séjour new-yorkais, si ce n’est que, quand j’ai réalisé à plusieurs reprises que « ce n’était pas encore ça », et que j’avais besoin de retourner à mon pupitre, j’avais une grande sensation d’humilité ».

Désormais établi à Paris, avec sa famille, il partage ses activités musicales entre jam-sessions (« des éléments cruciaux de notre vie musicale »), tournées et projets discographiques, annonçant un nouvel album pour l’automne 2024 avec Peter Bernstein (guitare), David Wong (contrebasse) et Jason Brown (batterie).

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