Scènes

Echos de la Note Bleue III - 22è Festival International de Jazz de Montréal

22è Festival International de Jazz de Montréal


Se remettre de ses émois musicaux n’est pas aussi aisé que cette formule archi-familière pourrait le laisser supposer. Rien qu’à lire les détails de la programmation quelques semaines avant l’ouverture officielle, on savait que cette vingt-deuxième édition du Festival international de jazz de Montréal s’annonçait comme la plus inspirée depuis belle lurette. Ainsi que l’ont noté maints autres commentateurs de la presse montréalaise, l’amateur avait de quoi se réjouir puisque sans renoncer à la présence d’artistes oeuvrant dans des domaines reliés de près ou de loin à la note bleue, la direction du FIJM affirmait ici une certaine volonté de redonner au jazz la primauté qui lui revient à juste titre durant ces dix jours.

Fallait-il voir dans ce repositionnement bienvenu une réaction à l’essor médiatique et au capital de sympathie qu’avait acquis l’Off-Festival de jazz organisé par quelques musiciens locaux récalcitrants, auquel se sont ajoutées cette année d’autres manifestations parallèles ? Le jazzomaniaque se gardera bien des présomptions audacieuses et se contentera plutôt de s’en mettre plein les tympans…

D’ailleurs, en parlant de tympans, au lendemain du spectacle de Prince mes oreilles continuent de sonner jusqu’en plein après-midi. Décidément, l’iconoclaste pop-star de Minneapolis n’a pas lésiné côté volume sonore. C’est le principal défaut de ces spectacles de rock, où la douceur n’est guère conviée au rendez-vous. Soit. Cela ne m’empêchera pas d’apprécier à sa juste valeur l’énième hommage du trompettiste Wallace Roney à son défunt mentor, au Théâtre Maisonneuve, que j’attendais avec fébrilité. Intitulé « Miles and Miles : A Musical Journey », ce concert réunit sur scène le dauphin du Prince des Ténèbres, les saxophonistes Gary Bartz et Bernie Maupin, le bassiste Buster Williams, le claviériste Adam Holzman (rebaptisé Andy par les médias locaux), le tempétueux batteur Lenny White et la jeune pianiste Patrice Rushen. À l’exception de celle-ci, tous les musiciens présents ont à un moment ou l’autre partagé la scène avec le grand Miles, ce qui confère au présent tribute une plus-value du point de vue de la sincérité.

Première remarque : il faudra bien qu’un jour les détracteurs de Roney s’attardent à écouter attentivement son jeu, qui n’est pas la réplique exacte de celui de Miles ainsi qu’on le lui reproche trop souvent. Si l’esthétique et le timbre sont tout à fait milesiens (et qui le contesterait dans le cadre d’un
hommage ?), l’exécution parfaitement originale renvoie à bien d’autres maîtres de la trompette moderne, à commencer par Fats Navarro et Clifford Brown, à qui Roney semble devoir son attaque vigoureuse, son phrasé et sa propension à la mitraillade de notes.

De belle humeur et en pleine forme, Roney se présente sous un jour plus charismatique qu’à l’accoutumée, enlaçant affectueusement à l’occasion l’un ou l’autre de ses compagnons après un solo particulièrement enthousiasmant. Il faut dire que les mecs ne se gênent pas pour se relancer avec bruit et fureur, à commencer par Bartz qui n’hésite pas à déclencher de véritables ouragans
au soprano comme à l’alto. Au programme de cet hommage plus exhaustif - et plus musclé - que celui de Paolo Fresu et Enrico Rava deux jours auparavant : des pièces issues de toutes les « périodes » de Miles, du be bop des débuts à l’électro-funk des dernières années, en passant par le free bop du Second Quintet avec lequel Roney semble avoir le plus d’affinités. À ces relectures des divers répertoires ne s’ajoute qu’une composition signée Roney, le fameux « Virtual Chocolate Cherry », pièce aux accents funk qui emprunte son refrain au « D.M.S.R. (Dance Music Sex Romance) » de Prince, et inclut une citation de « Star People ». Interrogé le lendemain au sujet de cet élément étranger dans un programme exclusivement milesien, Wallace Roney se bornera à me répondre : « La pièce me semblait se fondre à l’ensemble… » Et qui suis-je pour le contredire ?

« Beau spectacle d’imitation ! » me lance avec un brin de raillerie le saxophoniste François Carrier à l’entracte, verdict que je conteste évidemment. En somme, une excellente prestation dans le genre. Toutefois, faut-il le dire, j’aurais préféré pour ma part que Roney présente sa musique à lui, plutôt que de célébrer pour la énième fois celle à laquelle il rend de toute manière hommage chaque fois qu’il embouche son biniou. Une prochaine fois peut-être… ?

Le grand manitou Alain Simard, sourire resplendissant de gamin heureux, me propose le spectacle de clôture du FIJM, une rare apparition d’Oscar Peterson, qui remettait à titre posthume le prix portant son nom à Moe Koffmann. J’hésite un instant. Et puis non : j’ai trop peur d’être déçu par un Peterson qui ne rajeunit pas et ne dispose plus de son prodigieux doigté d’antan. Tant pis si je dois le regretter le reste de ma vie, je préfère Le Lion d’Or, où l’Off-Festival propose un programme double des plus hétéroclites.

D’abord, Interférences Sardines, singulier combo issu de Québec et composé de deux violionistes, respectivement Andrée Bilodeau à l’alto et Marc Gagnon au violon électrique, du guitariste Philippe Venne, du saxophoniste Jocelyn Guillemette, du bassiste Sébastien Doré et du batteur et leader Frédéric Lebrasseur. Interférences Sardines défend avec une drôle de désinvolture une musique aux influences multiples, du klezmer à la musique traditionnelle québécoise en passant par le rock et le free jazz ; des chansons aux paroles absurdes à souhait et peut-être parfois improvisées (« Remercions Luc Plamondon pour les textes ! » lancera Lebrasseur, sarcastique).

Viennent ensuite Jean Derome et ses Dangereux Zhoms, formation qui n’a guère besoin de présentation, du moins chez les amateurs de « musique actuelle ». Autour du radical multi-souffleur comme toujours armé de plusieurs sax, flûte etc., on retrouve avec plaisir ses acolytes Pierre Cartier à la basse, Guillaume Dostaler au piano, Tom Walsh au trombone et l’extraordinaire Pierre
Tanguay à la batterie. À l’instar des jeunes qui les ont précédés sur scène, les Dangereux Zhoms explorent avec abandon et jubilation des territoires sonores divers où la liberté et l’expérimentation n’excluent pas une certaine rigueur et, surtout, une qualité d’entente entre musiciens qui n’est pas aussi courante qu’on aimerait le croire.

Après ces trois concerts fort différents mais tout aussi intéressants, à l’Alizé le trompettiste Ivanhoe Jolicœur, le clarinettiste dément Mathieu Bélanger et l’immense saxophoniste Charles Papasoff s’apprêtent à célébrer l’héritage d’Albert Ayler par un spectacle baptisé New Ghosts. Soutenus avec justesse par Claude Lavergne à la batterie et l’infatigable Normand Guilbeault à la basse. Littéralement déchaînés, Bélanger et Papasoff rivalisent d’audace et de rage, histoire de rappeler au public enthousiaste qu’ils comptent bel et bien parmi les plus redoutables souffleurs en ville. Belle surprise : Jolicœur, à qui je ne connaissait pas une telle fureur, ne s’en laisse pas imposer lui non plus. À la fin du deuxième set, ils iront jusqu’à emboucher chacun deux binious pour mieux hurler cette tragique beauté et cette lancinant douleur, dont la musique d’Ayler fut en son temps le véhicule fulgurant. Époustouflant ! Mais on n’en attendait pas moins des parties en présence…

En première partie de la clôture de l’Off-Festival, le climat est plus méditatif lors du set des Français Catherine Delaunay et Bruno Tocanne. Forts d’une belle complicité, la saxophoniste, clarinettiste et joueuse de cornemuse et son collègue percussionniste livrent une performance sereine (peut-être un peu trop), relisant sur scène les pièces du récent album avec lequel on les a découverts. Une invitation au voyage que cette musique souvent planante, hantée par les échos de la savane et de la jungle africaines, auxquels répondent des accents venus d’Europe ou d’Asie. Du jazz ? me demande une copine. Et pourquoi pas ? Le terme englobe une telle variété d’univers musicaux.

Clou de la soirée : les quatre organisateurs de l’Off-Festival (Pierre St-Jak au synthétiseur, Jean Vanasse au vibraphone, Normand Guilbeault à la contrebasse et François Marcaurelle aux piano et claviers) exceptionnellement rassemblés sur une même scène pour le projet « Les Jazzeux Amériquois ». Rejoints par les saxophonistes Jean Derome et Richard Savoie et le batteur Thom Gossage, ces piliers du jazz local convient les poètes José Acquelin, Christine Germain, Patrice Desbiens et Faulkner Anderson à marier leurs vers à la musique selon un rituel cher à la beat generation. Quand les mots et notes bleues s’entrechoquent, étincelles garanties. Pourtant, il faut bien le souligner, les performances ne sont pas toutes de même calibre. Si Acquelin et Germain semblent chercher le ton juste tandis que Desbiens (le plus prisé du public, avec sa fausse gueule de poivrot) reste égal à lui-même, Anderson apparaît comme le grand vainqueur du premier set. Au second set, les quatre poètes s’abandonneront cette fois avec la même grâce au groove enivrant de l’« all-star band » qui les soutient et les fouette. Ovation debout ! Quelqu’un a-t-il prononcé le mot « émouvant » ? Si cette deuxième édition l’Off-Festival n’a pas forcément fait accourir les foules à chaque soir, les organisateurs peuvent s’enorgueillir d’avoir illustré avec éloquence le dynamisme et la diversité de la scène jazz locale… et prouvé du même coup la légitimité de leur entreprise.

Mais la soirée ne serait pas complète sans un détour au Café Sarajevo, ancien repaire du pianiste Anton Rozankovic et de ses Lily’s Tigers. Mais la jam-session qui devait se prolonger jusqu’à l’aube s’est terminée plus tôt que prévu, et à peine ai-je le temps de croiser Anton sur le pas de la porte du club. Comment rassasier un jazzophile boulimique ? Il reste le Quartier Latin Pub, où le bassiste Skip Bey anime sa dernière d’une série de dix jam-sessions programmées pour le Festival. J’ai de la chance : Johanne Blouin ne tarde pas à déposer le micro, satisfaite d’avoir massacré une couple de standards qui n’en demandaient pas tant. « Seules Billie Holiday et moi pouvons interpréter cette chanson », a-t-elle déclaré en blaguant (du moins on l’espère pour elle). Je déplore cependant le fait d’avoir manqué l’intervention de la pianiste Andrée Boudreau ; au moins, il y a là le saxophoniste François Carrier, qu’on n’a pas l’habitude d’entendre sur le répertoire des standards. Musiciens et chanteuses se succèdent sur scène jusqu’à la fermeture du pub.

« Are you enjoying yourself ? » me demande Skip, en passant près de ma table. Bien sûr ! Et vous, Skip ? Au moment de mettre un point final, le bassiste a le regard triste et la voix plus étouffée que de coutume. Mélancolique ? You bet.

Ce sera donc tout pour cette année. En attendant l’été prochain, il ne reste plus au jazzophile québécois qu’à surveiller les rares concerts des jazzmen locaux, qui ne se produisent pas aussi souvent qu’ils le souhaiteraient dans des conditions dignes de leur travail. La jam-session occasionnelle dans un bar enfumé, devant un public pas toujours attentifs, ce n’est pas l’idéal pour un artiste désireux de développer son art. À quand une vraie revitalisation de la scène jazz montréalaise ?

Elle se fait cruellement attendre…