Tribune

Edward Perraud ou la musique dramatique

L’univers d’Edward Perraud conduit vers des territoires inouïs. Tentative de description d’un jeu hors norme.


Photo © Christian Taillemite

Entrer dans l’univers d’Edward Perraud, c’est accepter de se laisser dérouter et conduire vers des territoires inouïs. Pourtant le chemin parcouru est aussi important que le but à atteindre. Tentative de description d’un jeu hors norme.

Qui a déjà vu Edward Perraud sur scène sait que son investissement physique est total. Il danse sur son tabouret, s’agite en tous sens, dodeline de la tête et grimace. Pourtant, cette spectaculaire animation n’est désordonnée qu’en surface. Elle reflète plutôt le fourmillement de son propos et constitue l’exutoire le plus visible d’une débordante intériorité.

A cette pantomime (qui n’est en rien risible, quoique riante) s’ajoute l’utilisation de toute une gamme d’accessoires aux timbres aussi variés que ludiques. Sont ainsi sollicités dans un ordonnancement en apparence anarchique des baguettes de différentes grosseurs, des cymbales, des gongs ; il en utilise la résonance, bien sûr, mais peut également s’en servir de grattoir sur les peaux de ses fûts avant de les laisser tomber à terre comme un enfant se débarrasse d’un jouet dont il ne veut plus. Car il y a avant tout de la spontanéité dans cette manière d’aborder la batterie selon une approche non conventionnelle.

Edward Perraud. Photo Christian Taillemite

Le jeu d’Edward Perraud tient en effet du crépitement. Plutôt que de conduire une mécanique étroite qui suivrait un sillon rectiligne, il met en place un fourmillement d’accentuations placées à des endroits inattendus. Ainsi mises en exergue, elles se distinguent à travers une multitude d’événements. Elles s’enroulent autour d’un tempo devenu implicite, s’éloignent, reviennent, y prennent appui pour rebondir… Ces détachements pourraient les faire passer pour autonomes mais elles font, en réalité, partie intégrante du propos dans une forme élargie de l’ornementation. La mise à distance avec le socle rythmique permet en effet au musicien de valoriser chaque frappe pour sa couleur ou sa vitesse, en revitalisant sans cesse les dynamiques. Dans ce rapport élastique au temps il crée, en employant l’ensemble du spectre percussif, de nouveaux espaces, et les remplit comme bon lui semble mais toujours à bon escient.

Car si son rapport à la batterie est caractéristique, il n’est jamais gratuit. Il accompagne de manière toujours concentrée - et concernée - le discours musical. Perraud restera par exemple aux aguets pour produire une explosion qui viendra subitement clôturer une phase ou, au contraire, amorcer un nouveau cycle. Avec une tension tout aussi palpable, il retiendra son geste pour jouer du silence et proposer un filet ténu de sons miniatures. Sans renier la pulsation (comme le fait Paul Motian) mais sans se satisfaire non plus d’une fonction simplement coloriste, il se rapproche ainsi de l’écriture dramatique. Ce sont bien des coups… mais de théâtre. Le tout dans un rapport à l’instant invariablement juste.

Que ce soit dans un jeu ouvert ou dans des formes plus codifiées, son engagement, donc, est entier. À cet égard, on pourrait le rapprocher de Ramón López : tous deux ont la même faculté de s’oublier dans la musique ou, pour être plus précis, de s’y couler pour en chercher la logique et la profondeur. Edward Perraud, musicien sensualiste, va au devant du sens du son, tente d’en saisir toute la richesse pour l’accompagner ou le nuancer. D’où sa gestuelle. Traversé par toute cette complexité sonore, il ne peut que se battre ou danser avec elle, user de sa force comme un judoka, la saisir en son entier et ainsi participer de sa création.