Entretien

Edward Perraud

Beyond The Predictable Touch…

Photo © Christian Taillemite

Artiste synesthésique, le batteur Edward Perraud publie en 2015 Beyond The Predictable Touch et fête une série d’anniversaires.

En 2015, c’est au sein de « Supersonic play Sun Ra », du quintet d’improvisation « Hubbub », qui fête ses quinze ans, du quartet « Earthly Bird » et de « Mec ! », duo qu’il forme avec Philippe Torreton, qu’on a croisé le batteur Edward Perraud sur les routes du monde. En qualité de photographe et de co-fondateur du label Quark Records, qui fête ses dix ans, il pose un regard averti sur les musiques d’aujourd’hui.

La sortie, le 28 mai, de Beyond The Predictable Touch, deuxième disque de « Synaesthetic Trip », quartet formé avec le pianiste Benoît Delbecq, le trompettiste Bart Maris et le contrebassiste Arnault Cuisinier, est l’occasion rêvée de dresser un bilan et d’évoquer l’avenir.


- Edward Perraud, « entre nous », vous vivez une année exceptionnelle, non ?

Pour tout dire, ça fait deux-trois ans que je vis une année exceptionnelle ! Je ne m’en plains pas. C’est du bonheur : de belles choses qui aboutissent et de belles choses encore à venir.

- En plus de votre calendrier personnel chargé, il y a le succès de Supersonic, le disque éponyme du quartet Earthly Bird et la sortie de Synaesthetic Trip II Beyond The Predictable Touch. La vie du disque est-elle un corollaire de la vie de musicien ? Que représente Quark Records pour vous ?

Avant tout, il faut rappeler que c’est un label de musiciens qui y travaillent bénévolement et investissent leur argent personnel. Quark existe pour combler un manque dans cette économie difficile. Au début, ne trouvant pas de label, il s’agissait de sortir les disques des groupes auxquels je prenais part, mais on a fait du chemin ! En 2012, Synaesthetic Trip et Bitter Sweet nous ont fait franchir une étape en accroissant la renommée du label grâce à une distribution nationale avec L’Autre Distribution. Il y a désormais au catalogue des groupes auxquels je ne participe pas, comme le duo Joe Rosenberg / Frédéric Blondy.

- Récemment il y a eu aussi Supersonic Play Sun Ra, dont le succès a dépassé les attentes. Être « Disque de l’année » aux Victoires du Jazz 2014, ça change quoi ?

C’est une victoire complètement inattendue ! On a fait ce disque comme toutes les productions du label, dans un esprit d’artisanat, dans le plus noble sens du terme : avec de grands moyens humains mais peu de moyens tout court. C’est Thomas de Pourquery qui a mis la main à la poche. Effectivement, cette victoire et ce succès en font aujourd’hui la meilleure vente du label. Ça fait du bien. La plupart du temps, l’argent investi ne nous revient pas – mais, en fait, cela ne change rien. Quark reste à but non lucratif ! On ne fait toujours pas de disques pour les vendre ; on fait les choses parce qu’on aime les faire et qu’on prend plaisir à les faire.

Récemment, dans un documentaire, j’ai relevé une phrase aussi magnifique que cinglante. Il s’agissait de l’interview d’un photographe en Chine, qui observait l’évolution dramatique de l’état d’esprit de sa nation, ces quinze dernières années. Il disait « Les Chinois sont devenus tellement pauvres qu’il ne leur reste que l’argent ». C’est terrible mais il ne faut pas oublier cela. Je crains que l’humanité dans sa course, s’appauvrisse au point qu’il ne lui reste plus que l’argent. Boccace, poète italien du XIVe, avait cette très belle phrase « La pauvreté n’ôte de noblesse à personne, la richesse, si ».

- Un peu de noirceur et de cynisme, tout à coup ?

Pas du tout ! C’est une phrase très « Siècle des Lumières », très révolutionnaire ! L’espoir et l’énergie m’animent toujours. Il faut au contraire se délecter du bonheur de faire ce que l’on aime faire. De beaux disques, en l’occurrence. L’argent récupéré par le label Quark, quand cela arrive, est systématiquement réinvesti pour financer d’autres disques.

- La boucle est bouclée pour Quark, qui a éclos en produisant il y a dix ans, le premier disque All Gods Have Children du trio Das Kapital !

Oui ! D’ailleurs le nom Das Kapital était, entre autres choses, une référence à cela. Le groupe est né juste après le 11 septembre 2001, quand les tours du World Trade Center sont tombées. Les deux têtes du capitalisme. « Kapital » étymologiquement c’est la tête ! Le groupe est loin d’être mort, lui. Deux disques vont sortir l’année prochaine, Kind Of Red et Explosion, qui ne sera disponible qu’en téléchargement.

Edward Perraud. Photo Gérard Boisnel

- Justement, en ces temps de troubles, pour un label, qui plus est jazz, le numérique est-il un moyen d’envisager l’avenir ? Quel regard portez-vous sur cela ?

Nous sommes malheureusement en train de vivre la fin du support physique, du disque. C’est problématique. On est littéralement en train de se faire voler notre musique par des distributeurs comme Deezer ou Spotify ! C’est un véritable hold-up. Les musiciens ne touchent rien là-dessus ! Il faut le savoir.

Contrecarrer l’engouement de la nouvelle génération
pour le non-matériel en valorisant l’objet

- Mais n’est-ce pas aussi un moyen de toucher de nouveaux publics ? On le voit chez les disquaires et dans les concerts, surtout chez les jeunes, pourtant passionnés, le public achète moins de disques. Comment y remédier ?

Contrecarrer l’engouement de la nouvelle génération pour le non-matériel en valorisant l’objet. C’est pour cela que je parle d’artisanat. J’aime les objets, les livres d’arts, les disques. Les 33-tours sont ceux que je léguerai à mes enfants. Un CD rayé ne passe plus, un vinyle passe l‘épreuve du temps, il saute, mais il passe encore ! Il est important qu’un beau disque soit aussi un bel objet. Le support lui-même doit entrer dans la logique du projet : il est pour moi l’occasion de faire des ponts synesthésiques entre le visuel et le sonore, l’immatériel et l’objet. Synaesthetic Trip c’est cela : le disque est un livret d’une dizaine de pages présentant autant de photographies qui évoquent d’une manière assez subjective ce que j’ai voulu transmettre dans chaque morceau.

Je travaille également actuellement sur un livre de mes photographies. Il s’agira de présenter une centaine de photos qui renverront à autant de mes titres, que je compile pour l’ouvrage. Une sorte de best of par l’image !

- Vous qui êtes, comme on le dit souvent, dans la frénésie du jeu, dans l’instant présent, quel regard portez-vous sur ces enregistrements, ceux réalisés, ceux à venir ? Comment faire pour qu’ils passent l’épreuve du temps ?

Au-delà du fait que chaque disque est l’occasion de faire un bilan, j’ai justement conçu Beyond The Predictable Touch pour que son écoute, sa découverte puisse se bonifier avec le temps. Le challenge était à la fois de faire un disque original et singulier, et, sans aucune complaisance, sans aucune concession, un disque facile à écouter. Il a pu m’arriver de produire des disques plus « difficiles » que j’assume totalement. Là, je souhaite qu’il s’adresse à tout le monde, et qu’à l’issue de chaque écoute il suscite l’envie, chez n’importe quel public, de réécouter pour tout entendre.

Le challenge était de faire un disque original et singulier, et,
sans complaisance ni concession, facile à écouter.

- Est-ce un but, jeter des ponts et unir les publics ?

Certes, je viens de la musique improvisée, mais en fonction de mes envies j’écoute d’autres musiques, classique, baroque, populaire -, sans hiérarchie. Ces musiques ne touchent pas les mêmes régions du cerveau, c’est tout. Il revient à chacun d’ouvrir son horizon musical. Ainsi, certaines choses qui nous semblaient difficiles à entendre deviennent faciles. J’en reviens à cette phrase de Léonard de Vinci que je me répète souvent : « On a la sensibilité de sa connaissance ». C’est un adage que j’applique d’abord à moi-même.

- Vos acolytes sont les mêmes que sur le précédent disque : comment les avez-vous embarqués vers la nouveauté « au-delà du prévisible » ?

A Benoît Delbecq, Bart Maris et Arnault Cuisinier s’ajoutent les saxophonistes « guests » Daniel Erdmann et Thomas de Pourquery, qui ont beaucoup influencé trois morceaux de l’album.

Le groupe proposera un programme en quartet et un autre en sextet. Je joue avec eux parce qu’on invente en permanence. Je veux jouer une musique qui me surprenne moi-même, une musique dépouillée, comportant des thèmes mélodiques et harmoniques simples. Si le disque s’intitule « Au-delà du prévisible » c’est qu’il s’agit littéralement de jouer une musique simple mais d’une manière imprévisible ! C’est cela, l’improvisation. C’est décider d’aller, ensemble, au-delà. Nous surprendre nous-mêmes. C’est le cœur du projet. Trouver une manière d’improviser, purement improvisée ! Nous souhaitions ensemble emmener les sons, des créations sonores même les plus épurées, vers un espace nouveau et un temps nouveau. C’est cela créer un style, décider : « Non, je ne vais pas donner ce coup-là, mais celui d’après !

- Mais alors, concrètement, c’est un album de … jazz ?

Oui ! Et je le dis, encore plus jazz que le précédent ! Je pense que finalement je suis un musicien de jazz (rires). Il est question ici d’une musique qui a mûri longtemps avant d’être jouée à quatre. J’ai mis du temps à le délivrer, c’est un accouchement après un long processus de gestation. J’ai composé tous les thèmes pendant deux ans, au clavier. Je les ai rejoués, retournés dans tous les sens. Nous en avons gardé peu. Je voulais que le temps fasse son effet qu’on n’en retienne que la quintessence.

Jouer une musique simple mais d’une manière imprévisible.
C’est cela, l’improvisation.

- Synaesthetic Trip, album de la « quintessence jazz » ?

Oh non ! Le jazz est pour moi un adolescent en apprentissage de toutes les musiques. Il est question ici de trouver la fraîcheur, la spontanéité, au sein de cette musique en évolution. Qu’importe le flacon pourvu qu’on ait l’ivresse… de jouer ensemble ! Mes camarades sont des frères de sons. Des gens que j’ai rencontrés et que j’ai « reconnus » immédiatement. Il y a eu quelque chose d’animal et de magnétique.

- Mais encore ?…

Bart Maris. Rencontré dans un bar en 1996 à Gant en Belgique, alors que je jouais en duo avec Jean-Luc Guionnet. Il n’y avait personne. Il est arrivé avec sa trompette et a immédiatement ressenti notre musique. Vingt ans après, nous jouons toujours ensemble ! Benoît Delbecq. Un hyperactif, un chercheur permanent. Il s’intéresse beaucoup aux musiques extra-européennes, elles nourrissent en permanence son jeu. Il a tous les standards de jazz dans les doigts, et pourtant, il réinvente en permanence dans l’instant. On s’est vraiment retrouvés là-dessus. Arnault Cuisinier. Un musicien totalement dans l’instant présent, absolument pas dans la démonstration. L’un des plus grands contrebassistes en France avec Claude Tchamitchian, par exemple.

Edward Perraud. Photo Gérard Boisnel

- Justement, dans une récente interview à Citizen Jazz, Claude Tchamitchian déclarait à propos du jazz d’aujourd’hui : « Les jeunes sont épatants ! Ici, en France, ce sont Émile Parisien, Surnatural Orchestra, Sylvain Rifflet, Thomas de Pourquery, Edward Perraud… Des gens exceptionnels ! ». Vous sentez-vous appartenir à une génération ?

Nous n’avons qu’une toute petite génération d’écart, avec Claude … Mais 10 ans, c’est une génération en musique ! Jeune ? Je ne sais pas. Je me demande si Beyond The Predictable Touch ne serait pas le disque de ma maturité. La fin d’une jeunesse. Le début d’une nouvelle ère. Je sais davantage où je mets les pieds. C’est une chance. Victor Hugo disait à peu près « Vieillir c’est avoir en même temps tous les âges ». [1] On porte en nous toute notre vie.

Non, je ne suis pas ancré dans une école. Je n’aime pas l’idée d’appartenance, je n’ai jamais appartenu à un collectif, je n’appartiens à aucun parti politique. Je me sens solitaire dans ma façon d’envisager l’art qui m’a choisi. Je mélange les éléments de mon parcours de musicien autodidacte qui a commencé par la batterie « rock » et a ensuite fait l’IRCAM à 25 ans, et j’essaie d’inventer une musique, ma musique. Tout a été fait mais tous reste à faire.

- Une seule musique ?

Non plusieurs, justement ! Un jazz, peut-être, mais aussi une pop. Une « pop ovni ». C’est d’ailleurs le fond de sauce du prochain album du duo que je forme avec Élise Caron. Le successeur de Bittersweet sera produit par Thomas de Pourquery, qui endossera le rôle de directeur artistique. En réalité, jazz, pas jazz, musique classique, contemporaine, tout ça est perméable, ça forme un tout !

- Alors quel est ce tout, le cœur du sujet ?

Être au cœur du vivant ! Rendre au monde la magie de cette petite planète, qui tourne sur elle-même autour du soleil, qui lui-même tourne dans une galaxie, qui elle-même tourne dans un amas de galaxies, etc. Participer à cet éternel recommencement. Cela sonne comme un B.A. BA, mais j’ai en permanence en tête ces échelles de temps et d’espace. Ce sont mes premières pensées quotidiennes : nous sommes une fraction de seconde dans la respiration de l’univers, ce géant.

Et la musique est la façon la plus incongrue de participer à cela. Au-delà de la parole et du langage, elle est un méta-langage. Pour terminer sur un exemple, dans ce disque, j’ai réarrangé un morceau de Bach « Nun Komm [der Heiden Heiland] », qui dit, dans le non-dit, cet amour de l’existence.

par Anne Yven // Publié le 26 mai 2015

[1La citation exacte est : « L’un des privilèges de la vieillesse, c’est d’avoir, outre son âge, tous les âges ». Victor Hugo. NDLR