Entretien

Elise Dabrowski

Rencontre avec une artiste sensible et intransigeante

Elise Dabrowski (c) Christian Taillemite

Aux franges du jazz et des musiques contemporaines, Elise Dabrowski fait partie de ces artistes affranchis des règles et des conventions qui peuvent aller où ils veulent, sans demander leur reste. A la fois vocaliste et contrebassiste, sans que l’un l’emporte sur l’autre, Elise est de ces musiciennes qui affirment avec simplicité une direction qui ne laisse pas de doutes. Véritable phénomène de la musique improvisée, elle se distingue par une approche très physique du jeu. Phralacrocorax, son dernier album, en duo avec le compositeur et électronicien Sébastien Béranger, en est un parfait exemple, comme il l’est d’un équilibre parfait entre voix et contrebasse.

- Pourquoi des cormorans ?

Les titres de cet album - Phalacrocorax, Leucocarbo et Microcarbo – font référence à quelques espèces de cormorans ; un clin d’œil à la photo de couverture du photographe Jeff Humbert, prise lors d’un de ses nombreux voyages en Afrique.

La manière dont nous faisons naître notre musique s’apparente à une grande traversée : un voyage d’idées, une succession de paysages sonores, reliefs, espaces, horizons… fragments de voix perçues puis oubliées. Que l’auditeur puisse embarquer dans nos voyages, escalader le ponton de la photo et découvrir les différents phalacrocorax, morceau après morceau.

Élise Dabrowski (c) Christian Taillemite

- Comment s’est passée cette rencontre avec Sébastien Béranger ? Quel est l’apport de l’électronique à votre musique ?

Sébastien Béranger et moi étions en classe de CP ensemble : nous avions donc 6 ans quand nous nous sommes rencontrés. Nous étions en classes à horaires aménagés musique, nous avons donc commencé la musique ensemble. Nous nous sommes perdus de vue pendant pas mal d’années, et retrouvés lors d’un concert il y a 5 ans.

Je travaillais à l’époque sur une création de Samuel Sighicelli, compositeur et membre de Caravaggio ; nous utilisions l’électronique sur la voix et la contrebasse, ce qui m’a beaucoup plu, et depuis longtemps je suis sensible à la musique acousmatique et électronique. J’aime beaucoup Luc Ferrari par exemple. Sébastien est compositeur et s’occupe de la pédagogie à la Muse en Circuit (Centre National Création Musicale). Il m’a proposé de venir expérimenter le travail de l’informatique en improvisant avec lui. C’est la pratique régulière pour le plaisir qui a construit notre pâte.

Nous improvisons et construisons un vocabulaire commun avec lequel nous créons de nouveaux territoires. Finalement Sébastien joue de l’informatique comme un improvisateur instrumentiste. Ce qui est fascinant avec cet instrument, c’est la palette immense et le traitement de mes propres sons en live, qu’il modifie par des filtres par exemple, distord, multiplie, et avec lesquels je rejoue. Ma voix devient un chœur, ma contrebasse un orchestre étrange parfois. Bref, nous empruntons des chemins très vastes et j’adore l’effet de surprise que cela me procure en concert !

- Dans ce disque, peut-être davantage que dans les précédents, on s’approche de la musique contemporaine, d’un certain apprivoisement de l’aléatoire et de l’improvisation... Quelles sont les directions que vous souhaitez prendre ?

Aujourd’hui il est indispensable de parler DES musiques contemporaines au pluriel. Les champs de la création sont immenses actuellement et c’est vraiment réjouissant. Les frontières sont plus que jamais poreuses entre jazz contemporain, expérimental, musique électronique, héritage des musiques dites savantes, forme scénique, apport du numérique etc…

J’ai la chance de côtoyer des milieux tels que l’opéra contemporain en tant qu’interprète, les improvisateurs, le théâtre (dernièrement autour de Elfriede Jelinek). Nous sommes beaucoup d’artistes à nous affranchir des étiquettes ; c’est plus difficile du côté des programmateurs qui ont du mal à nous suivre parfois !

Ce qui m’intéresse personnellement c’est de répondre à ma soif artistique, la nécessité d’exprimer ma singularité et de créer. Je m’enrichis de toutes ces collaborations pluri-esthétiques et je suis porteuse de mes projets depuis 2 ou 3 ans notamment avec des formes scéniques. J’aime par-dessus tout la rencontre entre musique, voix, espace théâtral.

Élise Dabrowski (c) Franpi Barriaux

- Vous êtes contrebassiste, mais aussi chanteuse, avec un vrai talent lyrique. Comment s’est fait la symbiose ? Comment conciliez-vous les deux ?

C’est un long chemin que de construire deux instruments très différents. Je les ai beaucoup travaillé séparément. J’ai eu la chance de commencer très tôt la contrebasse et d’avoir passé quelques années « d’excès » à jouer six heures par jour. J’ai ensuite pris le temps de construire une voix. Le travail de la voix lyrique à travers le répertoire de l’opéra est venu vers 25 ans. J’ai beaucoup travaillé. La voix est un instrument intimement lié au corps, aux sensations. Il a fallu la dompter (un peu !)

En parallèle de ces recherches techniques, de précisions etc… j’ai depuis l’enfance aimé jouer les deux simultanément en improvisant : la voix, la contrebasse. Espace de liberté sans aucun compte à rendre, là où toutes les voix peuvent s’exprimer, là où le crin de l’archet peut déraper, là où je laisse émerger les profondeurs qui m’habitent et aussi le grain de folie.

Dès que j’ai ma contrebasse je redeviens Elise

- A quel moment un instrument prend le pas sur l’autre ? C’est un complément indispensable, où une véritable palette ?

Par moment mes deux instruments se complètent, virevoltent ensemble mais parfois la contrebasse contraint la voix et la voix contraint la contrebasse ! C’est quand même difficile pour un seul cerveau de faire tout ça ! C’est pour ça que de défusionner les deux me plaît !

- Vous utilisez de plus en plus la voix. Dans un récent spectacle avec le clarinettiste Yom, vous n’aviez pas votre contrebasse. C’est une direction qui pourrait être prise définitivement ?

Ces dernières années dans pas mal de projets, quel plaisir de n’avoir que son corps sur scène comme instrument ! Notamment dans les formes opéra, théâtre musical où l’on peut devenir un personnage… passer toutes ces intentions dans la voix. Dès que j’ai ma contrebasse je redeviens Elise… j’aime aussi n’avoir que la contrebasse et la sentir ronronner : je l’aime tellement, cet instrument ! Mais la voix me manque très rapidement.

- Comment s’est passé cette rencontre avec Yom ? Quel a été le terrain commun avec le musicien Klezmer ?

C’est une proposition de Yom. Il m’a entendue improviser en duo avec Théo Ceccaldi ; il cherchait une chanteuse pour aller explorer le personnage de Hildegarde Von Bingen, abbesse du 11e siècle. Je me suis prêtée au jeu en découvrant qu’elle avait inventé un langage imaginaire, la Lingua Ignota (lexique de 1000 noms de plantes et d’insectes entre autres).

Le terrain commun s’est fait sur la rencontre du son de la clarinette et de la voix : la clarinette de Yom est comme une voix dont le timbre est exceptionnel ; j’ai de mon côté une voix aux couleurs de « l’Europe de l’Est ». Dans le répertoire d’une dizaine de morceaux, j’utilise parfois mes propres langages inventés ; il y a aussi des moments d’improvisation quasi libres.

Élise Dabrowski (c) Christian Taillemite

- Vous aimez les duos : on vous a entendue avec Raphaël Reiter dans un très beau disque, mais aussi avec Alexandra Grimal ou Claudine Simon. Que vous apportent ces rencontres ?

Effectivement, j’aime beaucoup les duos. Je trouve que c’est une forme intime et risquée ! J’aime sentir combien l’univers d’une seule personne vous transforme et vous fait explorer de vous-même des territoires nouveaux. C’est aussi une forme où la moindre fragilité s’entend, c’est intéressant je trouve.

- Lorsque vous utilisez la voix, on a le sentiment que vous prolongez et débroussaillez un terrain que Joëlle Léandre a contribué à défricher. Comment vous situez-vous par rapport à elle ?

J’ai découvert Joëlle Léandre en concert solo lorsque j’avais 18 ans ; L’effet miroir a été immédiat puisque je jouais déjà la contrebasse et la voix en improvisation, mais seule dans ma chambre ! C’était comme une permission d’être ce que je suis.
J’ai ensuite suivi ses stages d’improvisation et j’ai joué en duo avec elle quelques fois en concert. Joëlle, c’est un volcan ; elle est entière et c’est une pionnière.

Pour moi, même si nous avons les mêmes outils (voix, contrebasse),nos parcours, nos influences, nos collaborations sont différentes. J’admire son engagement dans cette vie d’artiste ! Je l’ai vue récemment, et ça ne m’étonne pas, dans le documentaire de Sebastiano d’Ayala Valva Scelsi, le premier mouvement de l’immobile, qui nous rappelle la faculté de l’art à transcender les limites de notre condition humaine. Joëlle porte ça en elle et c’est immense.

Le geste qui précède est déjà la musique. Comme la prise d’air est déjà le chant

- Globalement, quelles sont vos influences ?

Les influences évoluent tout au long d’une vie. Évidemment j’ai commencé tôt et mes éternels retours sont Franz Schubert, W. A. Mozart, Maurice Ravel au conservatoire, Jimi Hendrix ou Led Zeppelin à la maison. Puis Igor Stravinsky, Richard Wagner, Olivier Messiaen, Charles Mingus, John Coltrane, Gustav Mahler, John Zorn, György Ligeti, Béla Bartók, Alban Berg, Gérard Grisey, William Parker…

C’est juste impossible de répondre à cette question ; certaines influences se font en jouant sur scène, comme avec Louis Sclavis, Joëlle Léandre, Bruno Chevillon, Edward Perraud, Alexandra Grimal, Phil Minton !

- On se souvient de votre solo Auroch, qui permettait d’entrer totalement dans votre univers. Comment réagissez-vous si l’on vous dit que vous êtes une improvisatrice physique ? Que le geste et la gestuelle ont une importance cruciale ?

Improvisatrice physique, oui.

Pour moi le corps et l’instrument ne doivent faire qu’un mais parfois ils se cherchent… la musique induit un geste et parfois un geste amène un type de son…

Je cherche et joue parfois une musique viscérale et cette musique, je la cherche dans le corps. J’aime aussi les sons qui sortent par « constrictions » du corps comme les sons aspirés à la voix par exemple, j’aime aussi saisir les cordes de ma contrebasse de la main gauche avec le pouce et l’index, en doubles sons, ce qui donne un couinement aléatoire qui me plait bien ! Pour moi, le geste qui précède est déjà la musique. Comme la prise d’air est déjà le chant.

- D’ailleurs, de l’auroch au cormoran, les totems ne sont-ils pas véloces, puissants et sauvages ?
Oui, tout ça est en lien, l’artiste est une bête sauvage, un peu, je l’espère …

L’auroch, on ne peut que l’imaginer comme tel…

- Quels sont les projets à venir d’Elise Dabrowski ?

Prochainement je vais être interprète en tant que chanteuse lyrique dans l’opéra Jacob Lenz de Wolfgang Rihm au Théâtre de l’Athénée, opéra contemporain de 1977 avec l’ensemble du Balcon dirigé par Maxime Pascal.

Je prépare ma prochaine forme scénique pour 3 voix, contrebasse, flûte et électronique.
Je m’aventure dans une forme d’opéra ou j’écris avec et pour des chanteurs à partir d’un fait divers de 1951 où une hystérie collective frappe un petit village du Gard, Pont-Saint-Esprit. Tout commence par une mystérieuse intoxication alimentaire collective. Près d’une vingtaine de malades viennent consulter pour des problèmes digestifs. Les jours suivants, les symptômes s’aggravent et mutent en crises hallucinatoires insupportables. Les comptes rendus de l’époque décrivent la petite bourgade comme un enfer dantesque. C’est L’affaire du Pain Maudit.

Et un nouveau projet jazz de création avec un trio basse électrique, trombone et voix avec Olivier Lété, Fidel Fourneyron et uniquement avec ma voix !

Bref, liberté toujours…