Chronique

Ellinoa & Wanderlust Orchestra

Ville Totale

Label / Distribution : Les P’tits Cailloux du Chemin

Elle a tout d’une grande, assurément. Quatre ans se sont écoulés depuis une première incursion au pays du langage et des mots venus de tous pays, lorsqu’Ellinoa (alias Camille Durand, mais peut-être est-ce l’inverse après tout) avait manifesté le désir d’échafauder un grand ensemble exploratoire, le Wanderlust Orchestra (devenu membre de la Fédération des Grands Formats). Depuis, on a pu la retrouver au sein de l’ONJ sous la direction de Frédéric Maurin, pleinement associée au répertoire du programme Rituels. Jour après jour, la petite musique de cette artiste singulière se fait entendre, et de bien belle manière. Compositrice, vocaliste, improvisatrice, cheffe d’orchestre et ici conteuse, la voici qui devient architecte en s’imposant comme maîtresse d’œuvre d’un vaste chantier : celui d’une ville – une Ville Totale métaphore de nos sociétés contemporaines, bien sûr – qu’il s’agit de repenser tant ses habitants sont reclus dans leurs tours, solitaires derrière leurs écrans et coupés de tout élan collectif. Plus que d’une reconstruction, il va s’agir en réalité d’une « renaturation », celle par laquelle la végétation va reprendre ses droits, lézarder les murs, faire tomber les immeubles de béton et laisser libre cours à un bourgeonnement symbole d’une vie qui renaît. C’est un nouveau collectif qu’il faut rebâtir. Un constat à la fois terriblement lucide mais aussi porteur d’espoir, ce que disent très bien les textes écrits par Ellinoa et Christelle Bakhache (qui travaille par ailleurs à la conservation des espaces naturels dans les Alpes).

Avec une telle ambition, autant dire que les couleurs du Wanderlust Orchestra ont fait l’objet d’un soin attentif et que l’ensemble tout autant que les individualités mises à son service sont sollicités. Un rapide coup d’œil à la composition de l’équipe donne une petite idée du champ des possibles : une cellule composée d’un piano, d’une guitare, d’une contrebasse et de deux batteries, pour une alimentation maximale en énergie ; un quatuor à cordes dont les textures soyeuses sont autant de possibilités d’évasion et d’intemporalité ; et puis des souffles, beaucoup, ceux de la grande respiration de la vie passée, présente et à venir : voix, clarinette, saxophones, trombone. C’est une fresque étonnante qui se dessine sous nos yeux un peu émerveillés, par la multiplication de ses couleurs et la variété des styles auxquels Ellinoa a recours pour mener à bien son chantier. Le Wanderlust Orchestra est capable tout autant de camper un décor sombre et abrupt que de se mettre en mouvement dans la joie lorsque la vie commence à reprendre le dessus. On entend vraiment les murs se lézarder avant de tendre l’oreille pour percevoir les mouvements des lianes et les rondeurs de la végétation quand les consciences s’éveillent. Jamais le « classicisme » natif du quatuor à cordes ne semble s’opposer au reste de l’orchestre dont les formes sont plus contemporaines. C’est une marche commune vers une autre musique, une nouvelle vie. La fusion instrumentale s’opère naturellement, du souffle bruitiste jusqu’aux tutti impétueux. Ville Totale est aussi un magnifique terrain de jeu dont s’emparent quelques solistes avec bonheur : ainsi par exemple Pierre Bernier au saxophone ténor (« Ville Totale »), Héloïse Lefebvre au violon et Balthazar Naturel au cor anglais (« La mémoire du monde »), Paco Andreo au trombone (« Parkour »), Sophie Rodriguez à la flûte (« Plant Bombing »). Ellinoa est sur tous les fronts : avec autorité aux commandes de son orchestre bien sûr, mais aussi conteuse persuasive (parfaite diction) et vocaliste aérienne. Cette histoire en mouvement (en mouvements, pourrait-on dire également) trouve une conclusion habitée dans une « Canopée » où le déploiement progressif des instruments et des voix offre un final majestueux.

On ne classera pas ce beau disque dans une catégorie prédéfinie. En d’autres temps, on aurait sans doute parlé d’un « concept album » pour présenter cette fable musico-écologique d’anticipation. Ville Totale est une proposition nouvelle (dont le répertoire peut être interprété en 3D sonore) dans sa formulation, qui brasse des influences multiples sans le moindre a priori. En refusant d’établir une quelconque hiérarchie entre elles, elle fait joyeusement sauter les barrières stylistiques. Ce sont d’autres murs qui tombent alors, c’est un autre élan collectif, un vrai projet sociétal et musical à la fois qui est en action. La possibilité d’une ville… Chapeau !

par Denis Desassis // Publié le 30 octobre 2022
P.-S. :

Ellinoa (voc, comp, dir), Sophie Rodriguez (fl), Balthazar Naturel (cor angl, bcl), Illyes Ferfera (as), Pierre Bernier (ts), Paco Andreo (tb), Héloïse Lefebvre (vln), Widad Abdessemed (vln), Séverine Morfin (vla), Juliette Serrad (cello), Matthis Pascaud (g), Thibault Gomez (p), Gabriel Westphal (dms), Léo Danais (dms), Arthur Henn (b).