Entretien

Ellinoa, la ville comme art total

Ellinoa © Franpi Barriaux

Des projets ambitieux, on en voit souvent dans nos musiques, mais peu parviennent à embrasser la pluridisciplinarité avec autant d’enthousiasme et de talent que Ville Totale. Si nous avions repéré depuis longtemps le talent de la chanteuse, compositrice et cheffe d’orchestre Ellinoa, force est de constater que son talent ne s’est pas tari : avec son Wanderlust Orchestra, elle signe une étonnante virée dans la dystopie urbaine, genre à part de la littérature fantastique qui prend ici une très belle tournure, accompagné de films d’animation et même d’un jeu vidéo. Rencontre avec une artiste entière à la réflexion pointue qui jongle avec une rare adresse entre un imaginaire très fort et une conscience des problématiques socio-écologiques de l’époque

- Comment est né le projet Ville Totale ? [1]

Ça n’a pas été une longue réflexion faite de tâtonnements mais plutôt une convergence de choses qui se sont matérialisées à un moment précis, comme une évidence.

Nous rentrions en train du dernier concert de la tournée 2019 du Wanderlust Orchestra, à la Scène Nationale de Quimper. Après une quinzaine de dates et un album sorti un an et demi auparavant, le besoin d’écrire quelque chose de nouveau se faisait de plus en plus pressant, d’autant que j’avais commencé à travailler avec l’Orchestre National de Jazz l’année précédente et qu’il me tardait d’explorer les nouveaux horizons créatifs que cela m’avait ouvert.

Ellinoa, Balthazar Naturel

J’en discutais avec Terence Briand, notre bien-aimé ingénieur du son, assis sur le siège en face, qui venait de m’annoncer qu’il était bêta testeur pour un logiciel révolutionnaire permettant de faire du son immersif en live, que c’était la technologie de demain, et que très peu d’artistes hors du champ des musiques contemporaines ou électroniques s’en étaient emparés, et qu’il allait justement ouvrir la première formation en France sur le sujet… Bien sûr, dans l’euphorie des dates qui s’enchaînaient avec un très chaleureux retour du public, je me suis dit « fonçons, ça m’intéresse, ça sera certainement encore plus compliqué à défendre et à vendre mais qu’importe ! »

Parallèlement, depuis quelque temps déjà, il me tenait à cœur d’offrir un rôle plus équilibré et personnel aux deux batteurs du Wanderlust orchestra, qui ne sont pas purement des batteurs de jazz mais qui ont une grosse influence des musiques trad et actuelles, et surtout, qui sont tous deux des bricoleurs, des bidouilleurs. Je sentais qu’ils n’avaient pas la place qu’ils méritaient dans le programme qu’on tournait à l’époque, plus « jazz ».

Enfin, il va sans dire que l’anxiété climatique se faisait de plus en plus présente dans les esprits.

Tous ces éléments se sont mélangés et m’ont évoqué une image mentale de ville tournoyante, en questionnement, remplie de sonorités incongrues. J’ai visualisé une musique qui serait à la fois un paysage et un hymne.

J’ai passé le reste du long trajet à écrire une note d’intention intitulée Ville Totale (un mini-hommage à E total, superbe album du MégaOctet d’Andy Emler, qu’il m’avait offert quelques années auparavant), largement en freestyle mais qui a servi de base à tout le travail qu’on a réalisé les mois suivants.

il va sans dire que l’anxiété climatique se faisait de plus en plus présente dans les esprits.

- Il y a, indéniablement, une dimension politique et environnementale dans cette œuvre, comment cela s’aborde-t-il en musique ?

Ca peut s’aborder de multiples façons, plus ou moins ésotériques, plus ou moins frontales. Dans mon cas, ce spectacle (contrairement au précédent) comporte des paroles et des textes écrits par mon amie Christelle Bakhache, dans lesquels la dimension politique/environnementale est affichée clairement, mais véhiculée par le biais d’une fiction. C’était une direction que j’avais envie d’explorer en tant que chanteuse : ne plus fondre ma voix dans l’orchestre mais porter véritablement une parole, voire la faire porter par tout l’orchestre, qui parfois chante ou scande. 

Mais il y a aussi toute la composition, l’orchestration, ainsi que la spatialisation qui en « remettent une couche » et font passer des messages inconscients, agissant à un niveau symbolique et produisant des effets plus indirects mais peut-être plus durables.

En concert, déjà, on fait prendre la pilule bleue [2] à notre public puisqu’on lui montre un orchestre qui joue devant, alors qu’il l’entend tout autour de lui ; on lui demande de débrancher son incrédulité et d’accepter cette illusion. Et à côté de ça, on lui présente une fable de libération et d’émancipation, on l’exhorte à se libérer des injonctions et de ses préjugés ! C’est un genre de questionnement sur ce qu’on choisit ou non de croire, d’être, ou sur ce qui est choisi à notre place (notez que sur ce sujet, on n’a jamais fait mieux que la trilogie Matrix).

Très concrètement, si vous écoutez l’introduction du morceau « Air conditionné » (oui, ceci est un jeu de mots), on présente des individus (les instrumentistes) qui se croient uniques, paradent dans leur coin sans s’écouter, et ne réalisent pas qu’en réalité ils obéissent tous aux mêmes codes, que leurs milliers de « personnalités » vues de loin sont une seule prise de parole docile, plaisante, « propre » (le côté funky sympa de ce morceau est à entendre un peu ironiquement !…). On a là une forme musicale qui fait de la politique !

Pour revenir à la question de départ, je dirais aussi que le fait de monter ce genre de projet est aussi en soi un acte politique, car il s’agit d’une musique qui n’existerait pas si les seules forces du marché s’appliquaient ; le fait même de réunir de grands orchestres autour d’œuvres de création qui ne rentrent pas dans les cases, sans compromission artistique, mais sans non plus se passer d’une réflexion sur des points d’entrée et de partage pour les différents publics - ce que font de nombreux ensembles à Grands Formats, d’ailleurs - est très politique.

Ellinoa © Franpi Barriaux

- La notion de ville (de confluence, de mouvement) a-t-elle influencé votre écriture ?

La ville comme un ensemble de flux, c’est l’idée qui a guidé la création en 3D sonore, avec la réalisation d’une partition incluant une dimension spatiale et immersive. Pour certaines des compositions, je me suis posé la question du point de vue : est-on la ville elle-même, un narrateur neutre, un habitant - et si tel est le cas, où celui-ci se place-t-il, géographiquement ou sociologiquement, subit-il ou maîtrise-t-il l’espace, fait-il société ou sécession ? Dans ce cas, comment situe-t-on l’écoute du spectateur ? Frontal, immersion, placé loin ou près, tel ou tel mouvement, écartement, convergence, balancier… C’est ce que permet de faire la 3D sonore.

Dans le morceau Ville Totale, introduction au disque, on s’approche de plus en plus de la ville, pour finir par faire corps avec elle ; le son nous arrive dessus et nous « dévore ». Les textures sonores proposées par les instruments, dissonantes voire mimant des sons de ville, ne laissent aucun doute. Là, l’écriture prend le relais : les claves impaires (13/8, occasionnellement cassées par du 12, 14 ou 15) contrastent avec la « gamme par tons » dont est fait le matériel mélodique, sorte d’escalier d’Escher infini et emprisonnant [3]. On est très concrètement « dans » la ville. Et ce positionnement va évoluer tout le long du concert.
- La littérature fantastique a toujours été fascinée par la dystopie et le rapport à la Cité et à l’aspect totalitaire des villes. Y-a-t-il des lectures qui vous ont influencée, voire confrontée à la problématique de Ville Totale ?

En écrivant cette musique, j’étais en pleine lecture des Furtifs, dernier ouvrage d’Alain Damasio, qui, tout comme son premier roman La Zone du Dehors, plante un décor dystopique et présente une lecture très politique de la ville.

Cette idée que des items présentés comme neutres ou inoffensifs produisent des effets sociaux et politiques concrets m’a toujours fascinée ; j’en profite pour rendre hommage à l’immense penseur Bruno Latour, disparu la semaine passée, qui m’avait transmis cette notion à Sciences Po par ses cours et ses ouvrages. La manière dont sont aménagées les villes est loin d’être neutre, mais (re)produit des normes qui influencent et policent les comportements, valorisent ou excluent, et simplement modifient nos manières de penser et réduisent l’éventail de nos choix sans qu’on en soit conscients et sans que cela soit assumé politiquement.

Beaucoup d’auteurs, notamment dans la science fiction, ont écrit sur ces sujets, sur la ville comme outil de contrôle, chaque auteur présentant sa propre combinaison des liens entre urbanisme, capitalisme, technologie, et asservissement ou libération politique. Heureusement que ces ouvrages sont là pour éviter que cela reste un impensé dans notre vie quotidienne, pour avoir du recul sur nos illusions de choix et de liberté.

Ellinoa © Gérard Boisnel

- Depuis Ophelia, on perçoit que le narratif est très important dans votre musique. Est-ce que le travail avec l’ONJ sur Anna Livia Plurabelle a contribué à Ville Totale ?

Pas vraiment, puisque Ville Totale était déjà intégralement écrit lorsque j’ai commencé à travailler sur Anna Livia Plurabelle ! Mais il est vrai qu’on peut y voir une certaine symétrie sur les formes globales d’ALP et de VT : une écriture ciselée, dense, presque suffocante au début, une série de rebondissements tour à tour mélancoliques, étranges, explosifs, et une fin évanescente.

- Comment vos musiciens ont-ils accueilli ce projet ? Avez-vous remanié le Wanderlust Orchestra en fonction de cette musique ?

Les musicien·ne·s ont témoigné d’une vraie adhésion à la « nouvelle direction » que prenait la musique, et je les ai senti·e·s encore plus en phase artistiquement qu’iels ne l’étaient sur le premier programme. Ca s’explique peut-être en partie sur le fait qu’ils avaient plus de liberté avec pas mal de passages plus ouverts là où, avant, tout était très écrit, ou aussi par le fait que, les connaissant beaucoup mieux, j’ai veillé à écrire plus spécifiquement pour chacun·e.

Comme vous le dites également, j’ai aussi remanié un peu l’effectif pour coller à la vision musicale que j’avais, avec notamment l’arrivée de Thibault Gomez qui a amené avec lui son univers sur tout ce qui concerne le piano préparé.

c’est un mélange entre un rêve de gosse, un projet de confinement à retardement, et une expérience, là aussi un peu politique.

- Votre œuvre est pluridisciplinaire : Ville Totale est musique et texte, mais aussi film d’animation et jeu vidéo. C’est une ambition ou une nécessité ?

On va dire que c’est un mélange entre un rêve de gosse, un « projet de confinement » à retardement, et une expérience, là aussi un peu « politique », de proposer un objet étrange qui échappe à toute catégorisation, dans le fond et dans la forme. Artistiquement, c’est une façon de traiter un sujet sous des angles différents (sérieux (l’album) / humoristique (le jeu), innovant et HD (le concert) / rétro et artisanal (le jeu), imagerie numérique (l’album) / imagerie organique (le film d’animation), ma vision entièrement personnelle (l’album, le jeu) / celle d’autres artistes (le film d’animation), etc.)

Mais je pense que c’est surtout un retour à la Camille-enfant-ado qui inventait des histoires, dessinait leurs personnages, écrivait des musiques, continuait les scénarios de ses livres, films, jeux vidéos préférés, pour constituer un petit univers en trois dimensions dans lequel elle se sentait plus à l’aise que dans la vraie vie. 

- Ville Totale a d’abord été une expérience binaurale. Pouvez-vous nous en parler ?

Techniquement, « binaural » renvoie à une écoute au casque créant une illusion de spatialisation. C’est une autre forme de son immersif. Nous, ce qu’on fait en concert, c’est de la diffusion 3D, au moyen d’enceintes positionnées tout autour du public (souvent en 7.1). Mais les différentes sources sonores (les sons des instruments) ne sont pas simplement envoyés dans l’une ou l’autre des enceintes : on crée une sphère virtuelle de son dans laquelle on installe ces sources où on veut, que ce soit très près ou à 200 m en diagonale arrière, peu importe la position physique des enceintes. C’est rendu possible par l’usage d’un logiciel (SPAT révolution, utilisant une réverb développée par l’Ircam qui permet de stimuler finement plus ou moins d’éloignement).

Voilà pour la partie technique. Concrètement, on a une modélisation des sons de chacun des instrumentistes dans l’espace 3D qu’on peut bouger comme on veut, c’est très fun… Le but étant d’essayer d’utiliser cela au mieux pour raconter notre histoire.
 
Au passage, au-delà du côté « pilule bleue » dont on parlait plus tôt, il y a un côté presque hérétique à vouloir spatialiser un orchestre, puisque le but premier de l’orchestre en terme acoustique est de créer du « blend », une unité dans le mélange des timbres, et que le fait de casser cette rencontre dans l’espace est au mieux très risqué — il faut vraiment que cela ait du sens artistiquement et dans le discours d’aller dans cette direction. Concrètement ça a été beaucoup de tests, d’expériences… Ça ne fonctionne pas toujours. Cette technologie est très récente…

Ellinoa © Franpi Barriaux

- Quels sont vos projets après Ville Totale ?

Au printemps prochain, ressusciter Ophelia qui avait disparu avec les confinements, dans une formule différente.
Puis, écrire un opéra dont ma mère écrit le livret.
Et puis, monter un nouveau « petit ensemble » qui prendra une direction encore un peu différente de ce que j’ai fait jusqu’ici… avec des instruments acoustiques et des voix.
Et encore après… monter un festival de son immersif avec Terence Briand.

Mais mon vœu le plus cher serait pour le moment de faire « tourner » Ville Totale, avec quelques dates en 3D sonore, qui sait. Que cette œuvre rencontre le public. Seulement là, je pourrai considérer la boucle comme bouclée et envisager un 3e répertoire pour cet orchestre.

par Franpi Barriaux // Publié le 30 octobre 2022

[1N.B : l’intervieweur a été partie prenante du projet, NDLR.

[2Référence à la Blue Pill du film Matrix qui laisse dans l’illusion d’une réalité qui tient de la fiction, NDLR.

[3« par opposition aux gammes qui permettent des cadences tonales et offrent des chemins évolutifs, ce qui d’ailleurs est une vision divergente de celle des inventeurs de la musique sérielle qui, si je ne dis pas de bêtise, ont pensé le dodécaphonisme et son « relativisme » comme une libération des totalitarismes permis par la tonalité » nous précise Ellinoa.