Entretien

Eric Legnini

Le pianiste a signé en début d’année son troisième album en tant que leader d’un trio explosif qui a fait ses preuves bien au-delà de nos frontières.

Amateur de hip hop, de soul et de funk, Eric Legnini a signé en début d’année son troisième album en tant que leader. Après avoir longtemps tourné avec Stefano Di Battista ou Flavio Boltro, beaucoup travaillé avec Claude Nougaro ou Serge Reggiani, Legnini s’impose depuis quelques années comme le leader incontesté d’un trio explosif qui a fait ses preuves bien au-delà de nos frontières.

  • On dit de ce troisième album, Trippin’ qu’il est le dernier d’une trilogie.

Ça peut être vu comme ça car c’est le dernier du trio. Je pense que je continuerai à travailler avec Franck Agulhon et Mathias Allamane, mais je vais changer l’orchestration, c’est sûr. J’aime les symboles et je pense qu’après trois disques, sur base du trio avec lequel on a exploré pas mal de choses, où il y a eu pas mal d’évolutions entre chaque album, Trippin’ est l’album qui se rapproche le plus de ce que je cherche à faire. L’esprit funky, avec le Fender, sur les morceaux « Trippin’ » et « Doo-Goo » laissent présager ce que je veux faire. Je veux être plus soul-jazz, en oubliant un peu le côté acoustique, qui était la référence pour Big Boogaloo ou Miss Soul. Je veux aller vers un côté plus funky, plus afro et, de là, amener de la voix. Grâce à Fabrizio Cassol, j’ai pu travailler avec Oumou Sangare et cela m’a vraiment éclairé sur les voix du Mali. Alors je suis en train de chercher une chanteuse africaine. Mais pas une griotte car je n’ai pas envie de faire de la world. D’autre part, quand tu mets de la voix au sein d’un trio, cela risque de devenir un disque de chanteuse et je n’ai pas envie de ça non plus. Je voudrais inclure la voix comme un instrument. Et cela ne se trouve pas facilement.

  • Quand vous réécoutez les trois albums, sentez-vous cette évolution ?

C’est clair. Le plus « sage » de tous reste Miss Soul, avec de beaux morceaux achevés. Cet album a étonné parce que c’était mon premier disque et que l’on ne s’attendait peut-être pas à m’entendre dans ce registre-là, très soul mais très acoustique, à la Ramsey Lewis, même si je joue beaucoup plus contemporain, car j’ai aussi d’autres références. Mais il est moins osé, un peu plus classique pour moi, et il garde toujours un pied dans le jazz. Je me suis un peu démarqué avec Big Boogaloo, avec des cuivres. C’était plus un revival Blue Note, avec un côté actuel. « Mojito Forever » en est un bon exemple, avec un rythme plus binaire. En revanche, les trois albums font tous référence au gospel, c’est ce qui fait qu’on peut les mettre dans le soul-jazz. J’ai l’impression que Trippin’ est le plus abouti. Mais c’est parce que nous avons beaucoup joué avant. En résumé, Miss Soul aurait dû sortir chez Blue Note mais ne s’est jamais fait ; donc j’en avais l’architecture et je savais ce que je voulais. Ensuite, avec les cuivres, ça me reconnectait avec mon passé de sideman et ça amenait de la puissance dans les morceaux. Avec Trippin’, on est arrivés en studio avec 30 ou 35 concerts derrière nous, ce qui n’était pas le cas des autres albums.

  • Les concerts, c’était avec le Fender ?

Non, sans. Mais en studio, je voulais en jouer. Et je tenais à ce que Mathias et Franck découvrent les morceaux au Fender, car je savais que cela allait nous emmener ailleurs. Je voulais garder cette fraîcheur au moment de l’enregistrement.

  • Cela s’est décidé en studio ?

Oui, tout à fait. Mais nous avions beaucoup de concerts derrière nous et cela nous donnait une certaine assurance. Du coup, j’ai l’impression qu’on peut mieux « imaginer » ce qui se passe en concert avec Trippin’ qu’avec Big Boogaloo. Même si entre la scène et le disque il y a des différences, car c’est plus « cadré » en studio.

  • C’est plus arrangé, plus produit ?

Oui et non. On s’est pris la tête sur le son, mais c’est parce qu’on avait déjà beaucoup joué. Une de mes références dans le domaine était l’album Volare, que j’ai enregistré avec Stefano Di Battista. On avait joué plus de deux ans avant d’entrer en studio. Du coup, il n’y avait pas autant d’appréhension, de fébrilité. C’était comme un concert supplémentaire, en quelque sorte. Sur Big Boogaloo, on s’en est bien tirés car pas mal de choses se sont créées sur le moment, en studio, alors qu’on n’avait pas joué souvent tous ensemble. Pour Trippin’, je voulais enfoncer le clou, car je savais ce qui s’était produit avec le disque de Stefano.

  • Trippin’ était promis au marché japonais au départ, non ?
Eric Legnini © Jos Knaepen/Vues sur Scènes

Les Japonais avaient adoré Big Boogaloo, qui avait bien marché là-bas, et voulaient le même album ! J’étais content, bien sûr, mais je ne pouvais pas refaire la même chose. Quand tu es artiste, tu cherches à aller plus loin et les redites sont souvent malvenues. Alors on a enregistré une partie au piano pour le marché japonais, pour qu’ils retrouvent le son plus « classique », et une autre partie au Fender en sachant que cela allait « partir » ailleurs. Au final, il y a quelques morceaux communs aux deux disques mais l’énergie est très différente. On avait quatre jours d’enregistrement, ce qui semble être du luxe, mais d’un autre côté, il y avait beaucoup de morceaux à enregistrer. Heureusement, les pièces au Fender ont été très vite réalisées. Le fait de provoquer Mathias et Franck sur ce terrain-là a donné des « tourneries » bien plus funky. Et c’est ce que je cherchais. Trippin’ a été construit en pensant aux Meters. J’adore les Meters. Il y a une raison à cela : c’est un groupe connecté au hip hop via The Roots, Slave ou Ohio Players - des groupes que j’adore aussi. Et puis Struttin’ des Meters est pour moi un chef d’œuvre, Neville a un côté minimaliste à l’orgue que j’adore. J’avais donc envie d’amener le son et l’énergie de ce que j’entends chez les Meters dans mon trio. Mais avec un piano, c’est compliqué. D’où le Fender. Et j’ai l’impression que plus j’avance, plus j’ai envie d’en jouer. C’est naturel pour moi. Et puis, beaucoup de trios comportent un piano ; ou alors si le pianiste joue du Fender c’est dans un registre radicalement opposé au mien. Je pense par exemple à Bojan Z ou à Pierre De Bethmann.

Quand je suis venu à Paris, j’avais une étiquette de pianiste de jazz, avec des références comme Michel Graillier ou Alain Jean-Marie.

  • Vous reprenez le Fender à la base, celui de la fin des années 60.

Oui, c’est par rapport au vocabulaire de ce que je joue. C’est sûr que j’ai grandi avec Herbie Hancock, les Head Hunters, le jazz-funk. En même temps, ces dernières années, j’ai adoré écouter Brad Mehldau. Ce sont des univers opposés. Et via le Fender, j’arrive à trouver mon chemin. J’ai eu ce déclic à la sortie du disque. On avait joué à La Cigale à Paris, et il y avait beaucoup de monde. On jouait le répertoire au piano, mais dès qu’on prenait « Trippin’ » ou « Doo-Goo » au Fender on sentait que ça montait, que le public réagissait beaucoup plus. Ça m’a rappelé que plus jeune, je jouais beaucoup de funk avec des copains, et donc du Fender. J’ai occulté tout ça quand je suis venu à Paris car j’avais une étiquette de pianiste de jazz, avec des références comme Michel Graillier ou Alain Jean-Marie. Et maintenant, j’arrive petit à petit à me détacher de l’image qu’on avait de moi, à aller au fond de ce que je veux faire. Il a fallu du temps, mais c’est peut-être parce que Miss Soul, Big Boogaloo et Trippin’ ont bien fonctionné que je prends de l’assurance.

  • C’est vrai que le retour du public et de la presse a été favorable. On ne vous a pas taxé de vouloir faire du jazz qui se vend.

Non, parce que je crois que la musique parle. C’est mon chemin, c’est honnête. Et en même temps, je n’ai pas envie que ce soit confortable. Après Miss Soul, j’aurais pu faire un disque de reprises de Ramsey Lewis et surfer sur ma petite vague sans trop me tracasser. Mais je préfère profiter de ce retour positif pour continuer à avancer dans mon univers.

  • Par le choix des morceaux, on retrouve aussi une tendance pop. Les reprises, par exemple : vous allez chercher Joga, The Secret Life Of Plants

Oui et sur le deuxième, « Where is The Love » était le plus « crossover ». Je dirais que dans mon parcours, il y a eu plusieurs périodes. Adolescent j’écoutais plus les pianistes blancs. Puis je suis allé à New York où j’ai pris conscience de la culture hip hop, donc de la musique afro-américaine, donc de la soul. Et quand je suis arrivé à Paris, j’ai cherché tous les pianistes noirs du style Ray Bryant ou Les McCann car j’avais découvert le gospel, ce que je cherchais inconsciemment depuis longtemps. Maintenant je veux jouer plus « noir » et je l’assume. Mon expérience avec Bunky Green m’a beaucoup aidé aussi parce que c’était ouvert et qu’il jouait sans préjugés.

Les morceaux en solo sonnent plus « blancs » et d’autres, en trio, sonnent carrément gospel.

  • Alors que c’est assez différent de votre style…

Oui et non. En tout cas différent de ce que je faisais à ce moment-là. Mais avec lui, je retrouvais la même énergie qu’avec Fabrizio Cassol, Michel Massot et les autres… un esprit plus ouvert. J’ai refait des choses que je ne faisais plus depuis longtemps. C’est intéressant de voir comment tu réagis au contact des gens avec qui tu joues. Je veux retrouver toutes ces influences qui sont en moi, avec lesquelles j’ai grandi, que ce soit Kenny Kirkland, Donnie Hathaway, Keith Jarrett, Bill Evans, Herbie hancock… Et c’est là que la track-list du disque est importante. Par exemple, les morceaux en solo sonnent plus « blancs » et d’autres, en trio, sonnent carrément gospel. Comme j’ai enregistré les solod séparément j’ai dû faire le montage plus tard. J’aurais préféré le faire dans la foulée mais en réécoutant j’ai vu clairement où ça allait.

  • Les morceaux solos sont une sorte de relais, en quelque sorte.

En effet, c’est ce qui permet de lier mes origines. Une partie clairement classique,très blanche, parce que c’est avec elle que j’ai grandi, et d’un autre côté, une sorte de quête de la musique afro-américaine.

  • Ressentez-vous ce même esprit dans le jeu de Franck Agulhon et Mathias Allamane ? Vous les attirez vers ce style de jeu ?

Tous les deux ont une culture fabuleuse. Franck adore les Meters aussi. C’est un de ses groupes préférés. Mathias est fou de la période Motown. Donc, ce n’est pas un hasard si je joue avec eux. Ils savent très bien où je veux en venir. En même temps, je crois beaucoup en l’énergie d’un groupe qui naît d’un projet de longue haleine. Et c’est le cas. Quand on joue avec des gars depuis plus de cinq ans, on n’est obligé de beaucoup parler pour se comprendre. Et ça participe vraiment au son de l’album. On a fait très peu de concerts sans Franck, mais ceux-là étaient radicalement différents. Franck crée des patterns qui fonctionnent avec les miens ou ceux qui sont écrits et ça influence le jeu de Mathias. Alors, quand on change un élément ça sonne vraiment différemment. Ce n’est pas inintéressant, mais ce n’est plus l’identité du groupe.

  • Vous dites vouloir intégrer des voix. Toujours dans cet esprit soul et gospel ?

Je ne veux pas perdre ce qu’on a acquis. Je pense que petit à petit, on se dirige vers un son qui nous est propre. Cela dit la voix aussi est importante dans mon parcours, au vu de mes collaborations dans la chanson française avec Serge Reggiani, Henri Salvador et évidemment Claude Nougaro. Mes références hip hop aussi. Et puis, la musique que j’écoute tous les jours est bien plus chantée qu’instrumentale. Donc, je veux l’intégrer, mais…

  • Mais c’est le choix de la chanteuse ?

Hé oui. Car je n’ai pas envie que ce soit un groupe de reprises, une caricature. J’aime bien Joe Sample et Randy Crawford, mais on a un disque de Joe Sample avec un sideman appelé Randy Crawford. En revanche, j’aime assez le travail de Herbie Hancock avec les chanteuses en hommage à Joni Mitchell, parce qu’on perçoit encore bien son univers avec Wayne. Donc, je veux qu’il y ait un sens avec la voix. Il faut surtout trouver la bonne personne, qui ait les mêmes références que moi, qui connaisse la soul et qui soit afro.

  • C’est pour ça que vous cherchez quelqu’un qui vienne d’Afrique ?

Sans doute, car la voix en Afrique a un rôle et un son qui me parlent. Et c’est un bon moyen de retourner encore plus aux racines. Mais je veux aller dans une énergie jeune, avec quelqu’un qui connaît le hip hop, Il y a par exemple une jeune chanteuse que j’aime beaucoup, Nneka, une Africaine qui vit en Allemagne et connaît le hip hop. Elle possède un univers très intéressant - on sent qu’elle est africaine. Si j’ai la chance de rencontrer quelqu’un dans ce style et qui soit disponible - car il faut évidemment l’avoir sur disque, mais aussi en tournée - ce serait le rêve.

  • Accompagnée à l’orgue peut-être ?

Non, je ne pense pas. Je crois que la balance piano / Fender est déjà assez intéressante. Avec plus de pédales, peut-être, pour ouvrir encore l’univers. Le Fender m’inspire, le son me plaît énormément. C’est une culture que j’ai dans les doigts et que je veux continuer à explorer.