Chronique

F. Corneloup, M. Ducret et M. France

u.l.m.

François Corneloup (bs), Marc Ducret (g), Martin France (dm)

Label / Distribution : In Circum Girum

Marc Ducret, dans l’interview qu’il donnait à Citizen Jazz à l’automne 2006, justifiait l’existence des petites formations sans basse de Tim Berne, Big Satan ou Hard Cell, par un argument pratique tenant au coût et à la difficulté des voyages avec une contrebasse.

Le souci d’économie ne se dément pas chez Marc Ducret, puisque le voici à nouveau membre d’un trio sans basse, en compagnie du saxophoniste François Corneloup et du batteur britannique Martin France : c’est u.l.m., que lance le jeune et excellent label In Circum Girum.

Sans nier la valeur de cette explication – trouver des dates, financer une tournée internationale pour des musiciens de jazz « d’avant-garde » n’est pas facile – on peut néanmoins y voir une esquive. Quand Lester Young, Nat Cole et Buddy Rich se passaient de basse il y a plus d’un demi-siècle, ce n’était pas pour économiser sur les frais de tournée.

Du reste, le jazz sans basse puise son inspiration ailleurs que chez le comptable, la meilleure preuve en étant apportée par l’exceptionnelle qualité de la musique produite par des trios déjà entrés dans la légende : outre les sulfureuses productions du saxophoniste new-yorkais, on pense bien sûr au trio Paul Motian-Bill Frisell-Joe Lovano.

Alors, si le porte-monnaie n’est pas le seul inspirateur, pourquoi se passer de cette bonne vieille basse ? C’est pure folie. Les musiciens savent bien que ça fait tout drôle quand le bassiste s’arrête de jouer, qu’on se retrouve tout nu, tout bête, tout seul avec son petit son à faire vivre dans une salle soudain très grande, et un public qui devient d’un seul coup prêt à vous huer !

Il aurait fallu poser cette question à John Coltrane, auteur du séminal Interstellar Space, en duo avec le batteur Rashied Ali, puisque Marc Ducret ne veut pas nous répondre.

Une chose est sûre, la musique ainsi produite est singulière. A se passer de basse, on se met en danger, on s’oblige à redéfinir les rôles, à s’attribuer de nouveaux espaces. Une formation sans basse, où chaque instrument jouerait sa partie comme à l’habitude, dans une musique construite traditionnellement, n’aurait aucun sens. Puisque la basse n’est plus là pour occuper l’extrême grave, marquer le temps, asseoir l’harmonie, soit les autres instruments enrichissent leur rôle habituel et se chargent de nouvelles tâches, soit on consent à un temps découpé de manière moins explicite, une texture sonore plus légère, plus aérienne, une assise harmonique plus floue…

Motian, Frisell et Lovano ont choisi la voie de l’allègement, de l’aération, de la musique fluide, flottante, une espèce d’apesanteur, de temps alangui, de flou onirique qui convient merveilleusement à leurs qualités.

A l’opposé, Big Satan est tout en angles, brisures, fureur et explosions - une musique inconfortable et barbare : il suffit d’écouter le double CD que vient de publier Screwgun, LiveIn Cognito, pour s’en convaincre.

Une des marques de fabrique de la musique de Tim Berne est l’ostinato, un ostinato acharné, répété dans de longues plages qui visent à la transe, à un échange d’énergie avec un public parcouru par des ondes puissantes d’énergie incantatoire.

Avec « Jardin de pierres » première plage de cet u.l.m., avec cette guitare saturée d’électricité, avec les frappes sèches, rock de la batterie et l’ostinato lancinant du sax, on se dit que nous sommes en présence du « french Big Satan ». Le thème n’apparaît qu’après deux minutes, réitéré longuement par la guitare dans le registre grave, avec une batterie synchrone. Là où Berne aurait poursuivi longtemps l’ostinato pour porter la musique à l’incandescence, Corneloup au contraire, stoppe brutalement la dynamique. La guitare n’est plus que quelques notes aériennes, sans effets, la batterie quelques scintillements de cymbales. La sortie de cet épisode planant est désignée par le sax, qui s’anime progressivement, en quelques phrases urgentes, la batterie contribuant à la montée orgastique. Pendant ce temps la guitare prend le rôle de la basse et, quand la courbe d’intensité de la musique est à son zénith, réexpose le thème annonçant la coda et montre ainsi combien cette musique est en fait composée, construite - sans être exempte de surprises, telles ces dernières mesures que la guitare et la batterie égrènent dans un quasi-silence.

De surprises, le deuxième titre, « lagune », n’en est pas exempt. Comme ce fade in très lointain, très progressif, qui fait lentement émerger du silence, après quelques minutes, une mélopée belle et un peu orientale du sax, sur une guitare qui, pour être électrique, n’en est pas moins sèche, comme une guitare-jouet, avec une batterie chaotique et saccadée. Le sax a capella, mélodique et pur conclut ce morceau d’une manière calme et étale qui justifie le titre.

Afin de ne pas rompre la magie, « l’ombre d’un chant » commence lentement, piano, accentuant le côté aérien du climat. Il y a en effet un chant dans ce doux morceau, et aussi une ombre, fût-elle plus transparence plus que menace.

On ne saurait attendre de trois compères aussi dynamiques un disque entier de contemplation. C’est au tour de la guitare de planer, en larges voiles - c’est elle l’U.L.M ; elle aussi qui se charge d’exposer, de réitérer le motif constituant le matériau de ce titre. Elle se multiplie du reste grâce au re-recording, étant à la fois grave et liquide pour la réitération incessante dudit motif, et rythmique pour entretenir la pulsation, le groove qui s’élèvent dans les airs, avec un frelon baryton pris bientôt d’une ivresse dionysiaque, dont l’insistant et grave bourdonnement déchaîne bientôt la batterie.

Ce re-recording se retrouve dans « liquides précieux », le baryton étant au début dans un rôle proche de celui d’une basse, avec là encore cette opposition entre les nappes de la guitare et le flux oppressant, élastique de la musique, alimenté par une batterie qui accélère et ralentit sans cesse pour désorienter, larguer les amarres, ce que réalise le contrepoint de la guitare, les différentes prises du sax amenant le tout à un point de fusion, un infernal creuset où une batterie binaire se jette à corps perdu.

Ce disque, comme chacune de ses plages, est pensé, construit. Nous étions, avec ces « liquides précieux », au sommet. Il faut maintenant faire retomber la tension et conclure : c’est « nocturne », sixième et dernier titre. Toutefois ce n’est pas l’obscurité propice au rêve et à la paix, mais plutôt celle d’une forge, que produit ce martèlement presque douloureux d’un accord de guitare porté par une nouvelle montée d’adrénaline, avec le baryton au grave de bronze et un solo de guitare pur Ducret, déchiré, imprévisible, une vraie torche qui met le feu à la batterie. Nocturne ? oui, car le morceau se conclut d’une manière plus calme, sur un rythme complexe établi par le magnifique son de Martin France, grosse caisse légère, parcimonieuse, élastique, petites touches de cymbale et de caisse claire, léger accompagnement rythmique de la guitare et chant douloureux, de l’aigu du saxophone, conclusion d’où l’émotion n’est pas absente, car une musique peut se vouloir écrite, construite, pensée et innovante, mais quand elle faite par des artistes, elle ne se contente pas d’atteindre les neurones…

Si, au départ, l’auditeur peut redouter un instant une redite de Big Satan, sa crainte, on l’a deviné, sera vite dissipée. La formation est certes comparable, comme le style, très moderne, d’un abord pas forcément immédiat et nécessitant plusieurs écoutes. Autre point de rencontre entre les deux groupes, ce souci de l’écriture, de la construction complexe et soignée, capable d’inclure des improvisations collectives inspirées avec un vivant « interplay ». Mais les différences sont nombreuses, dans le son, dans la production, dans l’usage du re-recording. La formation de François Corneloup ménage de plus nombreuses plages de calme et de méditation, et varie peut-être davantage les couleurs. Mais elle n’atteint pas le niveau d’énergie exceptionnel de Big Satan, la raison s’en trouvant dans le rôle central et compositionnel que joue le batteur Tom Rainey dans le trio de Tim Berne : ici l’excellent Martin France adopte un mode d’expression plus traditionnel, plus accompagnateur qu’initiateur.

Il faut se rappeler que Big Satan est un trio actif depuis plus de dix ans. Ses fameux concerts aux Instants chavirés de Montreuil, qui restent dans toutes les mémoires, ont été publiés par JMT en 1997 (I Think They Liked It Honey). u.l.m. n’en est qu’à sa première année d’existence. Son premier disque atteint déjà un haut niveau d’achèvement ; gageons qu’après ses premières tournées, ce groupe nous procurera bien d’autres joies.