Chronique

Fabrice Martinez Chut !

Rebirth Reverse

Fabrice Martinez (fgh, tp), Fred Escoffier (p, claviers), Bruno Chevillon (b, elb), Eric Echampard (dms)

Label / Distribution : ONJAZZ Records

Rebirth, le second album du quartet Chut ! de Fabrice Martinez (et le premier avec Bruno Chevillon à la basse), paru en 2016 sur le label maison de l’Orchestre National de Jazz, était caractérisé par un son de groupe très rock, en grande partie façonné par les claviers acides de Fred Escoffier et les rythmiques puissantes du tandem « historique » Bruno Chevillon / Eric Echampard.

Un an après la réalisation de ce disque, le quartet se réunit de nouveau pour enregistrer des versions Reverse des compositions de Rebirth, dont seul le morceau « Transe » sera écarté. Ces nouvelles interprétations sont un peu comme les négatifs des photos qui ont été précédemment mises en musiques. Si l’on retrouve d’une version à l’autre les thèmes (encore qu’ils soient parfois revisités eux aussi), leur mise en lumière est inédite et les partis-pris esthétiques aux antipodes des choix retenus pour les versions studio.

En nous offrant ces « réflections opposées », Fabrice Martinez nous invite à une fascinante incursion au cœur même des compositions, au plus près des gestes d’interprétation des musiciens, où l’on entend donner non pas une mais deux vies aux morceaux joués. Loin des réarrangements de surface qui prolifèrent malheureusement ou des « alternate takes » qui inondent les fins de disques quand il y reste de la place, ces propositions complémentaires, avec leur luminosité propre, remettent en cause les reliefs, les aspérités, les formes et les mouvements de leurs versions de référence. Les visuels de Rebirth et de Rebirth Reverse annoncent cette intention de rechercher les contraires. Si la première pochette nous montre un arbre perdu dans un espace vaste et baignée d’une clarté d’aube avancée, la seconde nous plonge dans la moiteur obscure d’un sous-bois moussu. Choix de photos intéressant pour ce qu’elles révèlent de l’importance de l’éclairage. L’arbre apparaît comme en contre-jour, on en devine l’ombre. Le sous-bois est quant à lui moucheté de lumières qui mettent en relief les formes en les enveloppant. Nous avons d’un côté un espace gigantesque sur lequel se détache une forme, comme celles des compositions posées sur les grands boulevards sonores, et de l’autre un tableau constitué d’une myriade de détails, avec des formes qui s’imbriquent en une élégante composition à la manière des gestes musicaux qui s’ordonnent, s’organisent, se disposent dans l’improvisation. Rebirth a été enregistré en studio, ce qui permet le travail du son, Rebirth Reverse dans une chapelle, ce qui impose un son. Le premier est très électrique et nerveux. Le second souple, apaisé et totalement acoustique, le piano et la contrebasse prenant le relais des claviers et de la basse électrique.

Un tel changement impacte évidemment le socle rythmique, et c’est à un exercice délicat de dosage entre la fantaisie et la retenue qu’excellent ici Fred Escoffier, Bruno Chevillon et Eric Echampard. Mais il y a aussi le chant, singulier, onirique, de Fabrice Martinez. Pour lui le changement est moins tangible, même si sur Rebirth Reverse il délaisse la trompette au profit de la sonorité plus ouatée du bugle. Il est pourtant acteur au même titre que les autres du bouleversement atmosphérique de la matière musicale. Il caresse les thèmes, les distend un peu, ajoute la variable de l’inexactitude dans le placement rythmique de ses notes. Et surtout, il s’envole, plus encore qu’à l’accoutumée, avec ses instables volutes mélodiques portées par un timbre dont on ne saurait dire ce qu’il évoque davantage, du cri de l’âme ou de la voûte céleste.

Les deux enregistrements ont été réunis sur un double LP (également disponible en numérique), permettant ainsi de profiter pleinement de chacune des propositions ou de naviguer de l’une à l’autre pour s’adonner au jeu des comparaisons. Il s’avère qu’une écoute alternée des deux albums reste tout à fait cohérente et permet de mesurer la liberté avec laquelle le groupe embrasse le matériel formel, transformant « Aux cendres » et ses épisodes rythmiques distincts en une miniature au cours de laquelle le thème est livré dans l’épure, abandonnant l’électricité saturée de « Rebirth » pour une musique respirante, presque séraphique, mettant au rebut la jungle pulsatile de « Prune » et sa tempête pour nous en offrir une lecture empreinte de sérénité.

Le groupe n’a plus recours à l’effusion mais complexifie son interaction ; les cadres sont gommés, raturés pour mieux s’en affranchir, et de nouvelles images voient le jour. Pas forcément plus poétiques, pas moins non plus. Juste de nouvelles images, magnifiques, qui acceptent plus volontiers les formes imparfaites et le poudroiement.