Entretien

Fabrice Moreau

Un peintre-batteur devient compositeur.

Fabrice Moreau par Jacky Joannès

Tous les amateurs de jazz ont sans doute eu l’occasion d’applaudir le jeu élégant, comme l’homme, du batteur Fabrice Moreau, un compagnon de scène apprécié de nombreux artistes de premier plan. Il publie aujourd’hui son premier album sous nom. Décryptage.

- Fabrice Moreau, ce n’est évidemment pas la première fois que nous nous rencontrons dans un concert ou un festival. Mais, cette fois, c’est spécial puisque je viens vers vous, dans ce festival Jazz à L’Étage 2019, non seulement comme batteur mais aussi comme compositeur. Comment s’est fait le saut décisif ?

C’était devenu vital pour moi de pouvoir exprimer librement tout ce qui constitue mon univers. Je compose de la musique depuis longtemps (notamment pour le trio de Jean-Philippe Viret et le trio Ants avec Ricardo Izquierdo et Mauro Gargano) et j’avais accumulé assez de morceaux pour pouvoir constituer un répertoire. Une résidence au Comptoir de Fontenay-sous-Bois m’a permis de lancer le processus de création de mon groupe. Restait à trouver les partenaires idéaux pour donner corps à cette musique. J’ai choisi, pour leur singularité et leur virtuosité, Jozef Dumoulin au piano, Mátyás Szandaï à la contrebasse, Ricardo Izquierdo au saxophone ténor, Antonin-Tri Hoang au saxophone alto et à la clarinette basse.

Fabrice Moreau par Michel Laborde

- Votre album s’appelle Double Portrait (Incises, 2019), vous le prononcez à la française, je crois ?

A la française oui…

- Ce Double Portrait c’est le vôtre ? La double facette de votre personnalité artistique : peintre et musicien, ou batteur et compositeur ? A moins qu’il ne s’agisse d’un dédoublement de personnalité ?

J’aurais pu l’intituler « triple portrait » en effet, car ce disque est le reflet de plusieurs de mes facettes, batteur, compositeur et peintre. Tout est mêlé pour moi, je ne fais pas de différence entre ces disciplines qui se nourrissent les unes des autres. Toutes participent de la construction de mon langage artistique. J’ai toujours peint et dessiné, la musique est venue plus tard. Si j’ai choisi de devenir batteur vers 15 ans, un an après avoir commencé à jouer, c’est pour aller vers les autres, pour ne plus être seul devant mon tableau. Mais après toutes ces années d’expérience, j’ai eu à nouveau besoin de me retrouver seul en composant de la musique et en peignant. Il était devenu nécessaire pour moi de pouvoir exprimer toutes mes idées librement.

L’espace en musique c’est le temps, en peinture c’est la toile, et en peinture comme en musique je joue avec l’espace

Fabrice Moreau par Laurent Poiget

- Quand on associe batteur et peintre, on pense à l’un de vos prédécesseurs prestigieux, Daniel Humair. L’avez-vous eu comme professeur ? Est-il un guide pour vous ?

Je ne l’ai pas eu comme professeur mais j’ai eu l’occasion de le rencontrer plusieurs fois. Je me suis toujours senti proche de sa démarche. Sa puissante liberté m’a inspiré et encouragé à trouver la mienne.

- Dans le livret qui accompagne votre disque, vous avez fait figurer face à face le titre d’une de vos compositions et la reproduction d’un de vos tableaux. Doit-on les considérer comme complémentaires ou comme des œuvres composées en miroir ?

Ce sont des associations libres, l’une n’étant absolument pas l’illustration de l’autre. Ce sont des variations sur un même geste, le mien, qu’il soit pictural ou musical.

- Chaque musicien, chaque batteur en particulier a une gestuelle, la vôtre me semble caractérisée par sa légèreté, son élégance naturelle qui n’exclut pas la force quand il le faut. Mais la batterie, ce sont aussi des rythmes, une pulsation. Comment retrouve-t-on cela dans votre peinture ?

Ma peinture est non-figurative mais charrie avec elle quantité de mouvements et éléments provenant du réel. Je n’essaye pas de transcrire mon geste de batteur dans ma peinture et je ne cherche pas non plus à produire des rythmes mais plutôt à faire émerger une danse, des motifs, des couleurs et des matières, à faire circuler tout cela de manière harmonieuse. L’espace en musique c’est le temps, en peinture c’est la toile et en peinture comme en musique je joue avec l’espace, avec les vides et les pleins. Le rythme se crée alors dans les rapports entre les différents mouvements de la toile. Le spectateur est ensuite probablement plus libre qu’en musique de sentir ses propres rythmes, sa propre danse intérieure en faisant circuler son regard comme bon lui semble. Et c’est pour moi un point essentiel, en peinture les rythmes ne sont pas figés par le temps et restent ouverts à toutes les interprétations de vitesse, de vibrations et de durée. Et c’est peut-être la raison pour laquelle la peinture me passionne autant.

Fabrice Moreau 2019 © Jean-François Picaut

- Une question un peu frivole, si vous le permettez : vos titres sont parfois énigmatiques comme cet « Ajax » ! Comment les choisissez-vous ?

Le choix des titres vient souvent bien après leur composition. Les mots n’ont pas d’influence (consciente en tout cas) sur moi lorsque je compose. C’est ensuite, lorsque le moment vient de devoir nommer un objet musical, qu’un sentiment ou une idée me viennent. Pour « Ajax » je fais référence au héros de la mythologie « réputé pour sa bravoure mais vaincu par sa mélancolie ». Cela me semblait correspondre au mélange d’urgence et de romantisme de ce morceau.

- Vous vous assumez comme leader sur scène : qu’est-ce que ça change pour vous ? qu’est-ce que ça vous apporte ? Quels sont vos projets désormais ?

C’est à la fois l’aboutissement de longues années d’expérience et de recherche et un commencement. Mais cela ne change pas mon désir d’explorer encore et toujours mon champ/chant des possibles.