Scènes

Echo et jazz à tous les étages

Échos de Jazz à L’Étage fin mars 2018 à Rennes.


Tony Allen à Jazz à L’Étage par Jean-François Picaut

Jazz à L’Étage poursuit, depuis sa création, un objectif central : construire et fidéliser un public. Avec patience et persévérance, il s’efforce d’attirer et de fidéliser les 15-35 ans, le public de demain. Cette nouvelle édition veut leur montrer que le jazz est non seulement la racine des musiques qu’il écoutent mais aussi le creuset de celles qui les feront vibrer.

Mercredi 21 mars 2018
Rémi Panossian solo, Do : un pianiste habité

Rémi Panossian (piano) est un habitué des tournées au Japon, en Corée du Sud, en Chine, à Taïwan où il connaît de francs succès. La France tarde à lui accorder un statut équivalent. L’accueil réservé par la critique et le public à son trio RP3 et à ses derniers albums, RP3 (Jazz Family 2015) qui portait en toute simplicité le nom du groupe et Morning Smile (Regarts / Jazz Family, 2017), qui réunit de nombreux invités, pourrait bien marquer un tournant dans la réception du trio en France.
Son premier album solo, Do (Jazz Family, février 2018), devrait asseoir la réputation de ce Toulousain. Le concert de ce soir en est largement tiré. Le premier titre « Je-Judo », du nom d’une île de Corée du Sud, provient, lui, de RP3. Le pianiste l’interprète ici avec beaucoup plus de force qu’en trio mais la pièce garde un aspect mélodique important. C’est une des caractéristiques de cet album et de ce concert.
On sent ce soir un vrai changement de style même si le pianiste semble parfois libérer une vraie rage intérieure. On y retrouve aussi cette variété de rythmes et de climats qui fait souvent parler de cinéma à son propos. La nouveauté, c’est une sorte de lyrisme comme dans « Merry Christmas Mr. Lawrence » (Ryuichi Sakamoto), ou deux de ses compositions « Why Are You Falling Down » et « The Mirror ». Cependant, la fameuse énergie de Panossian, sa puissance de jeu mise au service d’une vraie pensée musicale issue d’une large culture, éclatent dans deux titres : « Paint It Black » (M. Jagger / Keith Richards) et « Caravan » (Duke Ellington). L’œuvre d’Ellington est réinterprétée avec un brio, une virtuosité nourris de toute l’histoire du jazz qui vous fait suspendre votre souffle. Un moment d’anthologie.
De quoi regretter que ce concert de première partie si riche d’émotions, placé sous le sceau de la plénitude et de la richesse du son, expression d’une palette pianistique exceptionnelle, ait été si court.

CharlesX par Jean-François Picaut

Éric Legnini invite Natalie Williams et CharlesX, Waxx Up : entre soul et rap

En deuxième partie de soirée, le public était invité à rencontrer le trio d’Éric Legnini (Fender Rhodes, composition, direction artistique) avec Julien Herné (basse) et Franck Agulhon (batterie), élargi à Boris Pokora (saxophone ténor et flûte) et Quentin Ghomari (trompette). Il incombe à Natalie Williams et à CharlesX d’interpréter les parties vocales interprétées par au moins trois autres chanteurs dans Waxx Up.

Ce soir, en dépit d’une voix puissante, Natalie Williams nous a paru moins originale que sa tenue très « années 70 ». A l’inverse, CharlesX a fait exploser l’applaudimètre par son aisance, sa décontraction, véritable ludion sur scène mêlant sa danse au chant avec un rythme comme on les aime. On décernera aussi une mention toute spéciale à Franck Agulhon, plus que jamais maître de tous les rythmes ainsi qu’à Pokora et Ghomari auteurs de soli inspirés et pleins du souffle de la soul.
Aux claviers, Éric Legnini pilote tout son monde et mène la danse avec le talent qu’on lui connaît.

Jeudi 22 mars 2018
Édouard Ravelomanantsoa quintette : une révélation

Le « Fresh Sound 2018 » de Jazz à L’Étage avait déjà retenu l’attention lors de sa carte blanche au festival Jazz à l’Ouest 2015. Édouard Ravelomanantsoa (piano) avait alors 24 ans. Trois ans plus tard, il a encore gravi un certain nombre de marches et nous revient avec un quintette en grande partie composé d’amis qui ont aussi fait leur chemin : Malo Mazurié (trompette), Maxence Ravelomanantsoa (saxophone ténor), Florent Nisse (contrebasse) et Simon Bernier (batterie).
On entre en matière avec « Wait », une pièce qui débute à la façon de la musique répétitive et présente une suite de climats variés, du solo de piano très délicat à un tutti foisonnant. En contraste, le second titre de la soirée, « Moon », est méditatif. Ouvert par un trio piano, contrebasse et batterie, à peine ponctué de quelques notes au ténor, qui met en valeur le travail très délicat de Simon Bernier aux balais, il se poursuit avec un magnifique duo (piano, contrebasse) très lent. Ce qui frappe aussi, c’est l’audace tranquille de ce jeune homme qui, comme à Jazz à l’Ouest, n’a pas peur de s’exposer dans ces moments où tout s’entend.
Visiblement heureux sur scène, il sait laisser s’exprimer ses sidemen et respecter leur personnalité. On remarque notamment une belle écriture pour le saxophone et la trompette.
La qualité de l’écoute dans la salle a montré que le public avait conscience d’assister à un concert qui révélait, au-delà d’une musique bien écrite, une étonnante maturité et une vraie personnalité attachante.

Pierrick Pédron, Unknown : un « inconnu » qui vous emporte

Pierrick Pédron (saxophone alto) a été comme le fil rouge de cette édition avec, en plus du concert de ce soir, une intervention en médiathèque à Saint-Malo (« Before & After Charlie Parker », un vrai triomphe), un atelier et une classe magistrale.
Pour cette version de Unknown (Crescendo / Carolin) en concert, le saxophoniste s’est entouré d’un trio capable de magnifier ce retour au jazz : Paul Lay (piano), Elie Martin Charrière (batterie) et le fidèle entre les fidèles Thomas Bramerie (contrebasse).
Le quartette, emmené par un Pédron très inspiré, au jeu très engagé et subtil, va nous embarquer pour un concert riche en émotions. De « Trolls », superbement introduit par Paul Lay et qui frôle le free, à « Enjoy The Silence », superbe ballade où la rondeur du saxophone s’appuie sur l’ampleur du piano soutenu par la contrebasse et la batterie. « Mum’s Eyes » est une balade émouvante et sensible, dédiée à la mémoire de la mère du compositeur. Au passage, emmenés par la batterie, on aura fait un clin d’œil amical à Thomas Bramerie avec « With the 2B’s » et rappelé avec beaucoup d’humour le souvenir de « Val-André », une pièce tirée de Omry. Dans le domaine des ballades encore, « Mister Miller », hommage au regretté pianiste Mulgrew Miller, aura permis à Paul Lay de montrer toute l’étendue de son talent : sens de la mélodie et du rythme, richesse de la sonorité, maîtrise du temps étendu et suspendu à volonté tandis que Pierrick Pédron nous régale d’un long solo. On finira, en bis, avec une autre ballade très sensible, ou plutôt une berceuse, « Petit Jean », écrite pour son fils.
Mais avant d’en arriver là, le public aura eu une surprise, l’arrivée de Nolwenn Korbell, l’auteure-compositrice-interprète et actrice française d’expression bretonne et française, entre autres. Avec le quartette, elle va interpréter « Awen », une de ses chansons : une occasion de découvrir sa capacité à improviser et de vérifier que le jazz peut être inspiré par des styles très divers.

Vendredi 23 mars 2018
Bijan Chemirani : défense et illustration du saz et du zarb

En première partie de soirée, Bijan Chemirani nous conduit d’Occident en Orient. Ce voyage sensible, nous l’accomplirons grâce à une grande variété d’instruments mis au service de traditions persanes et tibétaines, entre autres : kalimba ou sanza (piano à pouces), loop, boîte à sons, bendir ou plutôt daf iranien (tambourin) mais aussi pot de fleurs ou corbeille en inox. Bijan Chemirani fait percussion - et donc musique - de tout.
Sa prestation est surtout une prouesse dans l’utilisation du saz, ce luth turc également utilisé dans la musique iranienne, et du zarb ou tombak, un instrument persan (iranien) de percussion à excitation digitale. Les rythmes très raffinés qu’il utilise viennent de cette zone culturelle. La musique, obsédante, est de nature à engendrer la transe. Bijan Chemirani l’accompagne de commentaires pleins d’humour. On ne peut qu’admirer sa dextérité, à la hauteur de la subtilité des musiques interprétées. Un voyage à poursuivre sans hésiter.

Oum El-Ghaït Ben Essahraoui, Zarabi : une fusion passionnante
Le concert commence avec un instrumental qui réunit d’abord Yacir Rami (oud) et Lucien Zerrad (guitare), puis Amar Chaoui (percussions), enfin Damian Nueva (contrebasse) et Nardy Castellini (saxophone soprano et flûte), de remarquables musiciens dans une remarquable orchestration. Puis Oum El-Ghaït Ben Essahraoui dite Oum fait son entrée, pieds nus, dans une tenue bleue improbable pour nous mais inspirée de la culture hassani du Sahara marocain au sud d’Ouarzazate.

Oum © Jean-François Picaut

La voix d’Oum est puissante, claire et expressive, avec comme une trace d’enfance ; elle vous saisit dès les premières notes. Ses gestes gracieux qui forment une sorte de chorégraphie sont également dérivés des danses hassani. Tout cela confère à sa prestation un charme indéfinissable.
Quant à sa musique, difficile à qualifier, elle mêle dans un assemblage qui lui appartient des traces de soul (ses premières amours), jazz et blues qu’elle combine avec des influences hassani ou gnaoua. Il convient encore d’y ajouter un héritage arabo-andalou. Tout cela forme une fusion (Oum, paraît-il, n’aime pas le mot…) originale et passionnante. La langue de ses chansons n’est pas moins bigarrée. Elle chante une chanson de femme sur l’amour, apprise de sa grand-mère, chanson populaire marocaine, en arabe dialectal marocain. Quand elle rend hommage aux femmes de M’Hamid El Ghizlane (en pays hassani) qui recyclent les vieux vêtements en tapis, c’est évidemment dans leur langue vernaculaire mais quand elle adapte Rûmi (Mevlana pour les Turcs), le grand poète persan du XIIIe siècle, elle le fait en arabe classique… De même, semble-t-il, quand elle chante « Veinte aňos », un boléro arrangé par Damián Nueva.
Tout cela échappe bien sûr au profane (que n’est pas mon ami Mohamed Boumahdi, mon cicerone en cette occasion) mais c’est sans dommage ou presque pour l’émotion musicale qui se nourrit de la voix d’Oum (remarquablement prenante a cappella), d’un solo langoureux de saxophone soprano, d’une étonnante polyphonie rythmique des percussions, du raffinement des cordes.

Samedi 24 mars 2018
Festen, Uppercut : de l’énergie et bien plus

L’énergie d’un jeu fiévreux, c’est d’abord ce qui frappe dans ce quartette fondé par deux frères malouins, Damien Fleau (saxophone ténor) et Maxime Fleau (batterie), plus Jean Kapsa (piano) et Oliver Degabriele (basse). Ces quatre-là ne cachent pas leurs influences rock mais n’ignorent pas le jazz qu’ils ont puisé aux meilleures sources : Coltrane, Parker, Rollins pour n’en citer que quelques-uns et non des moindres. Un titre joué ce soir en témoigne, tiré de B-Sides (2016), rendant hommage à la fois à Parker, Miles Davis et Zawinul : la tension du jazz y est mise en parallèle à celle de la boxe.
Le cinéma de Stanley Kubrick ne les effraie manifestement pas non plus : ils lui consacreront en grand partie leur prochain album, Inside Stanley Kubrick, dont la sortie est prévue en septembre prochain. En avant-première, nous avons eu droit à « Spartacus » où une batterie très rock s’impose sur un ostinato de la basse en fond de mélodie tandis que le sax se déchaîne dans une gestuelle très expressive. La « Sarabande » de Haendel (bien connue du grand public depuis Barry Lindon) est interprétée presque classiquement au piano tandis que les trois autres s’évadent dans la force du rock.
Cette musique qui regarde vers la jeunesse, la leur (trente ans), n’est pas à ostraciser au nom de je ne sais quel purisme : les compositions de Festen débordent, submergent, subvertissent aussi les codes du rock par une vraie complicité.

Tony Allen, Tribute to Art Blakey : entrez dans la danse / transe

Disciple d’Art Blakey et de Max Roach, « le » batteur de l’afro-beat qu’il a contribué à créer avec Fela Kuti et qu’il fait toujours vivre, Tony Allen ouvre le concert en majesté derrière son imposant instrument. Son contrebassiste Matthias Allamane le seconde avec efficacité sur tous les titres et signe un magnifique solo mélodique sur cette pièce liminaire. Ils sont bientôt rejoints par Jean-Phi Dary (piano) et Irving Acao (saxophone). La pièce, à l’égal du programme interprété pendant ce concert, est à la fois mélodique et rythmique.

Ce soir Tony Allen semble un peu en retrait même si on se régale de son jeu si subtil. Jean-Phi Dary occupe sans état d’âme l’espace qu’on lui laisse, avec une certaine maestria. La palme revient néanmoins à Irving Acao, toujours présent, inspiré, sortant le grand jeu pour le plus grand plaisir des spectateurs.

Les organisateurs peuvent être satisfaits. Ils ont réussi à concocter une belle affiche, diversifiée, qui a rencontré un franc succès de fréquentation et de satisfaction. La nouvelle formule des concerts-conférences en médiathèque avec de grands noms du jazz a été une réussite. La voie est ouverte pour une dixième édition mémorable.