Entretien

Raphaël Imbert

Musique, engagement, improvisation, spiritualité

Raphaël Imbert Music is My Hope par Gérard Boisnel

Il faisait beau sous les pommiers en mai 2018. Entre trois concerts et une conférence, Raphaël Imbert a bien voulu se livrer au jeu de l’entretien au long cours. La conversation s’est poursuivie sous d’autres formes. Tour d’horizon.

- Votre dernier album a pour titre Music Is My Hope et le précédent s’intitulait Music Is My Home : une seule lettre de différence sur le papier. Et pourtant, j’ai l’impression que le premier sorti se réfère à la maison, donc à ce qu’on a construit, mais aussi à ce qui nous a construit, nos racines. En revanche, le plus récent qui porte le nom « espoir » dans son titre nous tourne vers le futur, notre avenir, ce qu’il nous appartient de construire.

C’est une bonne lecture. De mon point de vue, Music Is My Home est effectivement tourné vers les racines, mais aussi ancré dans la réalité. Le blues, le jazz, les genres apparentés ne sont pas figés. Ce sont des musiques qui ont un passé, un patrimoine, des racines mais qui sont aussi d’une grande actualité. Music Is My Hope parle d’espoir, mais aussi d’engagement et d’inspiration.
Entre les deux, j’ai vécu de vraies crises, une crise d’inspiration, qui m’ont interloqué, interrogé, poussé à réfléchir. Parallèlement, nous avons connu collectivement des périodes difficiles politiquement, socialement, etc. Et moi qui ai un certain sens de l’histoire de cette musique, cela m’a ramené son côté politique et social en pleine figure !

J’ai beaucoup étudié aussi son aspect spirituel. Music Is My Home était imprégné de musique sacrée et de la tradition qui s’y rattache : une musique qui mélange le profane et le sacré, le rural et l’urbain, le populaire et le savant, sans qu’il n’y ait jamais de coupure nette.

On peut d’ailleurs chanter le gospel ou les negro spirituals de façon très politique. La figure centrale qui l’illustre, c’est Paul Robeson. Il chantait la grande tradition mais l’interprétait comme une musique populaire et universelle dont la dimension religieuse était peut-être moins importante que la dimension politique.

le jazz renouvelle son langage par son aspect inclassable

Les deux albums posent à la fois des questions sur le passé, le présent et l’avenir mais, effectivement, de façon différente. Music Is My Home est vraiment une réflexion sur le passé, le patrimoine, les racines, le foyer aussi. Même à titre personnel : « Qu’est-ce que ma maison ? Où est-ce que je me sens bien ? Où est mon foyer ? » Et l’autre album s’interroge plutôt : « Et maintenant qu’est-ce qu’on fait ? Quel est ce langage ? Ce pouvoir musical qui n’est pas censé changer le monde mais qui a tout de même un rôle important dans l’histoire et continue d’y jouer un rôle important ? »

Raphaël Imbert © Gérard Boisnel

- Vous parlez de Robeson et vous l’associez au terme de spiritualité. Or, Robeson était communiste. C’est donc qu’il y a une spiritualité laïque ?

En tout cas, la spiritualité n’est pas que religieuse. C’est un fait. Je crois cependant que, chez Robeson, il y a ce paradoxe très lié à la culture américaine et qui, pour nous Français, est très difficile à assimiler. J’en parle dans mon livre Jazz Supreme et j’essaie de le décortiquer. J’ai toujours trouvé que l’histoire de la culture afro-américaine, celle du jazz, était racontée en France de façon très parcellaire. Nous considérons le jazz comme une musique politique et elle l’est. Mais nous considérons que ce qui est politique ne peut pas être religieux. Nous avons toujours voulu séparer les choses et cela nous empêche de comprendre. Pendant très longtemps nous avons été surpris de ce que Robeson, le communiste, a dans son répertoire beaucoup de musique religieuse. Ce n’est pas antinomique pour les artistes américains dits progressistes.

- Robeson vous paraît emblématique de cette attitude ?

Il est allé très loin dans ce sens-là. Par exemple, tout en chantant de la musique religieuse, il a toujours refusé de rejeter l’Union soviétique et toutes ses « erreurs », comme on disait, qui étaient des crimes. Il a accepté d’être utilisé par l’U.R.S.S. comme le « bon Américain » à donner en exemple. Il a également résisté face à l’oppression stalinienne en rendant hommage à ses amis du comité antifasciste juif, chantant à Moscou en yiddish en pleine purge antisémite. C’est une forme d’engagement radical. Robeson a pris tous les risques en persistant à se dire communiste dans une période où on leur faisait la chasse. Il a quand même été apatride pendant onze ans et c’est un miracle qu’on ne l’ait pas assassiné. Mais son engagement est aussi une forme d’enfermement. Et nous vivons précisément dans une période de clôture sur soi, sur les siens.

L’engagement est une question qui me taraude depuis longtemps. Je vis en région PACA. À plusieurs reprises, on y va vu le Front national s’approcher assez près de la victoire. C’est tout bête, mais je me dis que, quand je joue dans une salle au fin fond de la Haute-Provence, il y a beaucoup de gens qui écoutent et se régalent, qui sont proches du Front national. Ils aimeraient sans doute qu’il y ait moins d’immigrés et, malgré tout, ils apprécient une musique d’étrangers, une musique d’altérité, etc. C’est une chose qui m’intrigue. Je me demande quelle est ma place là-dedans. J’en ai assez de juger ces gens-là. J’aimerais faire quelque chose qui les aide à changer de point de vue. Il faut aller à leur rencontre et, en même temps, il ne faut pas transiger. On ne va pas laisser passer leur discours de haine ou d’exclusion, sous prétexte qu’il faut les comprendre.

- Comment tranchez-vous ce nœud gordien ?

Je pratique une musique qui fait en sorte que les confrontations soient le moins physiques et le moins idéologiques possible. Ça ne veut pas dire que c’est une musique qui peut se passer d’idéologie. Paul Robeson était habité par une idéologie très forte, le communisme et j’ai déjà dit à quel point il fut un exemple de courage… On a peut-être oublié qu’il est intervenu en 1937 en Espagne en soutien aux Brigades Internationales.

Raphaël Imbert Bach Coltrane, cathédrale de Coutances © Gérard Boisnel

- Robeson semble un repère important pour vous, comment êtes-vous venu à lui ?

Le point de départ du disque, c’est le concert que nous avons donné en 2016 au Festival d’Aix-en-Provence et aux Nuits de Fourvière à Lyon, en hommage à Robeson pour les 40 ans de sa disparition. C’est assez significatif : « qui se souvient de Robeson ? » Ce sont un grand festival d’art lyrique et d’opéra et un grand festival pluridisciplinaire ! Et c’est Bernard Foccroulle, le directeur du festival d’Aix, qui me propose cet hommage. Il n’a pas oublié que Paul Robeson fut aussi un grand artiste lyrique, un grand chanteur d’opéra.

Dans le milieu du jazz européen, qui, aujourd’hui, se soucie de lui ? C’est pourtant l’artiste le plus cité par les musiciens que j’ai rencontrés ou étudiés pour écrire Jazz Supreme. Chaque fois que des grands noms comme Dizzy Gillespie, Sonny Rollins, Albert Ayler, Archie Shepp parlent de l’exemple à suivre, ils parlent de Paul Robeson. C’est l’homme qui n’a pas flanché. Qui a refusé de détourner les codes racistes pour avoir une tournée mais qui les a affrontés. Pour lui, la solution se trouvait dans le peuple, donc dans la musique populaire. Son alter ego dans la musique folk, outre Woody Guthrie, c’est Pete Seeger, l’homme qui a infléchi le cours de l’histoire par la musique. Celui qui a proposé « We Shall Overcome » à Martin Luther King, qui a composé des chants de lutte pour les droits civiques, qui est le premier à jouer avec des musiciens noirs à la télévision, qui crée la « protest song » en mettant le pied à l’étrier à Bob Dylan avant de condamner son évolution commerciale… C’est pour ça qu’il est aussi dans l’album avec son « Turn ! Turn ! Turn ! », une adaptation toute personnelle de L’Ecclésiaste !

- Vous vivez en PACA. Vous avez mentionné vos concerts dans les communes rurales de cette région. Si la « musique est votre espoir », peut-elle l’être aussi pour les gens qui vivent dans les quartiers défavorisés, à Marseille ?

On parle de quartiers défavorisés, de quartiers difficiles, moi je parle de zones urbaines tout autant que rurales, délaissées par le pouvoir, et en errance culturelle et identitaire. On dit que les quartiers nord de Marseille sont des zones de non-droit, qu’on ne peut pas y travailler. Je n’ignore pas tous les problèmes de drogue, de chômage, de délinquance qui s’y posent. Cependant, j’ai beaucoup travaillé dans les quartiers nord avec beaucoup d’intérêt, beaucoup de passion. J’y ai rencontré des gens très intéressants avec une créativité incroyable.

On y a fait de la musique, notamment avec des femmes comoriennes. On y a fait du jazz, de la musique improvisée. J’ai fait venir dans ce quartier réputé une zone de non-droit, un orchestre méditerranéen, composé de 15 jeunes, Tunisiens, Turcs, Israéliens, etc. J’y ai joué devant 300 personnes et c’est un des grands concerts de ma vie, avec beaucoup d’émotion et une vraie richesse musicale. J’ai appris aux jeunes à improviser à partir des matériaux à leur disposition. Et quand on sait improviser, au-delà des différences de langue, de culture, de religion, il y a une forme de communication mutuelle, de compréhension. Le jazz est fait pour ça, il est né pour ça et donc, oui, le jazz peut apporter quelque chose dans ces quartiers ou ces communes.

La musique a été tellement forte dans le Sud que c’est un vecteur formidable. Aujourd’hui, quand vous parlez de musique traditionnelle provençale avec fifre et galoubet vous déclenchez immédiatement les quolibets. On l’a fait disparaître par un souci excessif de jacobinisme mais c’est une musique très virtuose et très belle. Pour moi, d’une certaine façon, c’est le blues de chez nous. Dans beaucoup de villages en Provence, le bar, c’est celui du « cercle philharmonique », c’est là qu’on apprenait la musique, jeunes et vieux réunis. Le bistrot était le lieu de l’apprentissage et de la transmission, comme en Louisiane.

A nous de tisser des passerelles ; pour ça le jazz est un moyen exceptionnel. C’est pour ça que la chanson « Vaqui lo Polit Mes de Mai » figure sur Music is My Hope, chantée par un de mes amis qui est aussi boulanger. C’est une façon d’inclure la tradition occitane dans ce vaste paysage musical populaire cher à Robeson.

Raphaël Imbert & Marion Rampal © Gérard Boisnel

- Dans la conversation est passé le mot « improvisation ». Improviser, c’est votre langage. Votre rapport à la musique aurait-il été le même si, au départ, vous n’aviez pas appris en autodidacte ?

Ça n’aurait pas été le même, c’est évident. De plus en plus de jazzmen connus ont été formés au Conservatoire. Ce sont d’abord des musiciens de l’écrit et ils sont devenus improvisateurs ensuite. Paradoxalement, je mets plus de temps à m’ajuster à eux et réciproquement que quand je suis avec des musiciens classiques qui, eux, sont de purs musiciens de l’écrit. Je leur explique que, dans leur famille, leurs ancêtres étaient d’abord des improvisateurs et qu’il peut y avoir un terrain d’entente. Ils sont plus excités par cela et moi plus stimulé de jouer avec eux. Dans une famille qui est censée être la même, celle du jazz, il y a une grande dichotomie dans l’apprentissage entre ceux qui sont passés par l’écrit et ceux qui, comme moi, ont appris par eux-mêmes.

De cette formation autodidacte, je ne tire évidemment aucune fierté personnelle, car elle m’a beaucoup handicapé. Quand je jouais dans un big band, je ramais auprès de mes camarades. Maintenant ça va, ça va mieux. Quand je joue dans l’orchestre d’Archie Shepp pour Attica, je sais le faire. Mais quand je suis auprès de François Théberge ou de Jean-Philippe Scali qui lisent tout la tête à l’envers tout en improvisant comme des dieux, je sais que je n’atteindrai jamais ce niveau. En même temps, je n’établis aucune hiérarchie entre les familles de musique. Ce qui compte, c’est la spontanéité, l’engagement, l’investissement personnel et il est aussi important chez un Jean-Guihen Queyras, un Philippe Jaroussky, une Magali Léger ou une Karine Deshayes que chez les plus grands musiciens de jazz… Le travail de bénédictin de ces musiciens classiques, c’est de travailler, de modeler chaque jour leur voix pour faire porter leur chant, sans micro, à 2000 personnes. Et ils le font avec une grâce et une légèreté incroyables. Mon travail de bénédictin à moi, c’est de chercher à comprendre d’où viennent les 2 notes que je joue avec une cantatrice, pourquoi ces deux notes-là vont convenir et deux autres, non. Cela suppose des recherches dans les livres, la formulation d’hypothèses, leur validation. C’est un travail que j’adore.

Le public, c’est le cinquième Beatle

- Votre allusion à votre recherche de « bénédictin » me suggère une question. Êtes-vous, Raphaël Imbert, un intellectuel qui fait de la musique ou l’inverse ?

En fait, je suis les deux, camarade ! Sur ce plan-là, j’ai toujours une vie schizophrénique. Quand je suis sur scène, c’est un métier et une activité qui ne me demandent rien sur le plan cognitif. Vous l’avez rappelé, je suis autodidacte. Quand j’ai découvert le saxophone, je me suis dit que c’était un instrument génial. J’ai écouté 40 disques par jour, en tâchant de les imiter.

Je ne me suis pas posé de questions, j’ai foncé. Quand je suis sur scène, c’est un bonheur total, je joue et ça me suffit. Je ne joue pas pour le public, je joue avec lui. Dans le jazz, il est l’essentiel du spectacle. Il m’est primordial de conserver cet aspect inné. Le public, c’est le cinquième Beatle. On ne joue pas pour lui faire plaisir mais il agit, il interagit, il réagit. Et quand on joue en studio, il faut se figurer le public.

Mais il y a un deuxième Raphaël, celui d’avant et d’après le concert. Dans l’après-concert, on analyse ce qui a marché, n’a pas marché et pourquoi. Sans sacrifier à cette manie française de l’auto-flagellation qui fait qu’on n’est jamais content ! Sous prétexte que Coltrane était toujours insatisfait, nous devrions l’être aussi. Pour moi, Coltrane, c’est Coltrane : il travaillait douze heures par jour et plus, il est mort à quarante-et-un ans. John Coltrane, c’est l’artiste que je mets au-dessus de tout, toutes catégories confondues, mais je ne vais pas en faire un exemple de vie !

Avant le concert, il y a pour moi un temps déterminant, celui de la recherche. Je n’avais jamais joué sous mon nom à Coutances. Cette fois, je joue Music is My Hope au théâtre, Bach Coltrane à la cathédrale et je fais une conférence à la librairie de la ville pour la sortie de mon livre Jazz Supreme en édition de poche. Certains disent : « On voit trop Imbert à Coutances ! ». Mais non, les trois sont très différents, mais c’est moi. C’est lié au travail d’avant-concert, un travail de recherche, de réflexion, d’écriture. Jazz Supreme, c’est le résultat d’années de recherches et de la rédaction de plusieurs articles scientifiques. Des recherches qui sont nées du constat d’un manque historiographique important sur le sujet du spirituel et du religieux dans le jazz. Un manque quasi amnésique qui est le fruit d’une incompréhension endémique entre les artistes américains et les amateurs européens et français, qui se lit parfaitement dans les interviews et les recensions de l’époque.

Les journalistes, amateurs, chercheurs aiment le jazz pour ce qu’il représente de politique, de transgressif et de révolutionnaire, les musiciens sont quant à eux issus d’une profonde histoire religieuse, où même l’activisme politique se nourrit d’une éducation émancipatrice qui s’est créée dans les congrégations religieuses et les sociétés fraternelles. Pour les premiers, ce qui est politique ne peut être religieux, pour les seconds les deux sont nécessairement liés, d’où l’incompréhension perceptible, encore plus particulièrement pour le Free Jazz. Il ne s’agissait donc pas pour moi de contester la dimension politique évidente de cette musique, mais de montrer comment l’éducation religieuse, spirituelle, initiatique ou mystique pouvait au contraire éclaircir notre compréhension sociale et politique de cette musique.

Plus précisément, je me demandais, et je me demande toujours pourquoi, le contexte spirituel et religieux qui permet à n’importe quel musicologue d’analyser la musique de J.S. Bach ou W.A. Mozart ne serait pas également efficient pour analyser celle de Coltrane ou Ellington ? Ce qui est valable pour Olivier Messiaen ne serait pas valable pour Albert Ayler ? J’ai ainsi obtenu la bourse de la Villa Médicis Hors les Murs en 2003 pour six mois de recherche à New York, et effectuer plusieurs missions de recherche anthropologique pour le compte du LAHIC (Laboratoire d’Anthropologie et d’Histoire de l’Institution de la Culture) entre 2010 et 2015 dans le Dixieland. J’ai ainsi finalisé la rédaction de Jazz Supreme. Initiés, mystiques & prophètes (Editions de l’Eclat) pour le publier en 2014, et le rééditer en poche en 2018 avec une préface de Patrick Chamoiseau. Le livre a obtenu un succès étonnant pour un essai somme toute assez dense, et j’ai même eu la satisfaction de constater depuis de beaux emprunts, limite plagiaires ! Une véritable consécration dans le domaine !

Raphaël & Aurore Imbert, Marion Rampal © Gérard Boisnel

- Vous m’avez parlé, en aparté, de l’importance de la franc-maçonnerie dans le jazz américain. Pouvez-vous nous rappeler qui en furent les acteurs et comment se manifestait cette importance ?

C’est une question passionnante, qui demanderait un entretien complet pour y répondre, au delà des fantasmes et des interrogations que le sujet peut susciter. Le rapport fertile entre franc-maçonnerie et jazz représente toute la deuxième partie de mon livre Jazz Supreme, et c’est clairement la partie la plus inédite de mon travail. Rien n’avait été publié avant sur ce sujet de manière globale, pour une raison assez évidente de prime abord : il n’y a pas de jazz « maçonnique » à proprement parler, pas de Flûte Enchantée du jazz, pas de swing pour rituel, pas de manifestations évidentes de prosélytisme maçonnique dans les œuvres de jazzmen historiques. Sauf deux occurrences assez parlantes : les « jazz funerals » de la Nouvelle Orléans qui se font sous la houlette de fraternités constituées - dont la franc-maçonnerie- et qui ont toujours lieu à NOLA, seul exemple d’une ritualité propre au jazz et à son invention. Et un « Masonic Inborn » improvisé par Albert Ayler (qui n’est pas maçon, que je sache) en 1969, à la … cornemuse !

Ici, on voit la connaissance profonde de la mythologie maçonnique par un artiste féru d’ésotérisme et de symbolisme. Mais pour autant, cela ne fait pas beaucoup de choses à se mettre sous la dent pour un musicologue qui voudrait travailler le sujet. Est-ce pour autant un non-sujet, comme cela m’a été beaucoup rétorqué quand j’ai commencé mon enquête ? Pas de musiques, pas de sujet ? C’est justement cette absence qui me passionne, car le sujet est évidemment prometteur.
Tout d’abord, les plus grands noms du jazz ont affiché leur appartenance avec fierté et revendiqué cette affiliation. La liste est étonnante : Duke Ellington, Count Basie, Oscar Peterson, Kenny Clarke, Oscar « Papa » Celestin, Ben Webster, Lionel Hampton, Eubie Blake, Nat King Cole, Cab Calloway, pour les jazzmen afro-américains, à quoi on peut ajouter Paul Witheman, Al Jolson, Irving Berlin pour les grands noms de Broadway… Attention, la liste n’est absolument pas exhaustive ! Il est presque plus aisé de dire qui n’était pas maçon que l’inverse pour l’âge d’or de la première moitié du vingtième siècle !

Grâce à ce sujet, je pouvais montrer que l’imaginaire spirituel des artistes avait une importance capitale dans l’histoire du jazz. Certes, il n’y a pas de musiques à analyser, mais il y a un contexte passionnant qui préfigure l’ensemble des actions intellectuelles, politiques et spirituelles de l’histoire afro-américaine, de la lutte des droits civiques à l’invention de la pensée afrocentriste, en passant par les révoltes d’esclaves et les revendications sociales de la bourgeoisie noire urbaine durant le 19è et 20è siècle. En étudiant ce phénomène, on intègre d’autant mieux le jazz dans le contexte historique, sociologique et anthropologique de son temps, ainsi que l’artiste comme activiste et acteur de son époque.

- Cette influence s’est-elle exercée dans le jazz français ? En quelle(s) circonstance(s) et sous quelle forme ?

C’est une question délicate. Tout d’abord le contexte social n’a rien à voir entre la France et les USA de ce point de vue. Plus encore, la franc-maçonnerie américaine, qu’elle soit « mainstream » (c’est à dire blanche) ou de « Prince Hall » (afro-américaine), n’est absolument pas la même expérience que la maçonnerie française, même si elles sont issues d’une histoire commune. C’est une autre source d’incompréhension, les américains étant très déistes, les français héritiers d’une tradition très laïque, voire parfois anticléricale et athée. L’analyse du fait spirituel et maçonnique en France n’implique donc pas du tout les mêmes outils, ni les mêmes constats et conclusions. De plus, il y a une autre contradiction particulière. Aux USA, les « frères » sont fiers de leur appartenance, ils l’affichent ostensiblement, tout en prétendant conserver un « secret » ancestral à l’abri du regard « profane ». En France, c’est presque le contraire. L’histoire a rendu les maçons méfiants quant à l’affichage public de leur appartenance, mais les obédiences (c’est à dire les fédérations qui regroupent les loges selon leur histoire, leurs affinités, leurs filiations), sont souvent très actives sur leur rôle social et participent ouvertement aux efforts de recherches historiques et scientifiques à leur propre sujet. Il est donc délicat d’étudier l’appartenance d’artistes toujours en activité, plus encore d’en tirer des conclusions analytiques.

Mais il y a une recherche que j’aimerais mener à ce sujet, sur l’activité maçonnique des américains, surtout afro-américains, exilés ou résidents à Paris entre les deux-guerres. Le retour des archives de la maçonnerie française - histoire incroyable qui a vu le fichier des maçons français constitué durant l’Occupation partir en Allemagne après le débarquement, puis confisqué par les Soviétiques durant plusieurs décennies pour être enfin restitué à la France après la chute du Mur - peut ouvrir des perspectives étonnantes pour le chercheur. A suivre !