Sur la platine

Des trios estivaux resplendissants

L’actualité du trio piano, contrebasse, batterie est riche de nouveautés internationales.


Formule magique du jazz, qu’il soit classique ou contemporain, le trio acoustique révèle des pianistes, contrebassistes et batteurs sans cesse en quête de renouvellement artistique.

Arturo O’ Farrill - Legacies - Blue Note Records

Commençons par la bonne surprise. Il y longtemps que le label Blue Note ne nous avait conviés à de telles festivités : un modernisme invétéré, des recherches harmoniques surprenantes et une connivence musicale hors pair, voilà de quoi sont capables Arturo O’Farrill au piano, son fils Zack O’Farrill à la batterie et Liany Mateo à la contrebasse. Quelques morceaux en solo révèlent la science pianistique d’Arturo et créent des pauses bienvenues entre les les fulgurances du trio.

La superbe pochette résume parfaitement l’amour de la musique transmis du père au fils : belle image d’un Chico O’Farrill au faîte de sa gloire et de son fils Arturo, âgé d’une douzaine d’années, blotti contre lui. Il ne manque que Lupe, la maman qui, de temps à autre, apparaît en leur compagnie sur des clichés d’époque en noir et blanc.

La virtuosité d’Arturo se déploie sans effet démonstratif dans cet album où des standards sont ardemment dépoussiérés. « Dolphin Dance » d’Herbie Hancock donne le ton : c’est la recherche harmonique qui prime avec une section rythmique inventive. « Well You Needn’t » de Thelonious Monk, « Pure Emotion » de Chico O’Farrill et « Un Poco Loco » de Bud Powell, ici joué de manière percutante, sont tous revigorés. La prestation soliste sur « Utviklingssang » de Carla Bley, composition du début des années 1980 qui célébrait déjà la sauvegarde de l’environnement, nous rappelle combien l’apport d’Arturo O’Farrill fut décisif lorsqu’il intégra le big band de la pianiste en 1979. « Obsession », composé par le Portoricain Pedro Flores, sonne magistralement sous les doigts du pianiste bientôt rejoint par la contrebasse malicieuse de Liany Mateo et la batterie étincelante de son fils Zack, digne héritier d’une famille de fameux musiciens.
Pour son second album de pianiste en trio chez Blue Note, Arturo O’Farrill signe avec Legacies un coup de maître.

Noah Haidu - Standards - Sunnyside Records

Avec Standards qui porte bien son nom, le pianiste Noah Haidu rend un hommage appuyé au trio de légende de Keith Jarrett, Gary Peacock et Jack DeJohnette et à leur premier disque paru en 1983, Standards, Vol. 1. Les formulations se déploient avec parcimonie dans cette musique très ordonnancée ; reconnaissons qu’il est très difficile de célébrer un tel trio sans tomber dans des redites.
Deux contrebassistes se succèdent : l’expérimenté Buster Williams (qui a joué avec toute la crème du jazz depuis une soixantaine d’années) et Peter Washington, fort de son expérience aux côtés de Bobby Hutcherson et de son passage remarqué au sein des Jazz Messengers d’Art Blakey. Lewis Nash, très à l’écoute de ses partenaires, est le batteur idéal pour ce projet. Le seul impair est d’avoir invité Steve Wilson dans trois morceaux, non que ce musicien - qui fit ses classes avec rien de moins que Dave Holland - ne soit pas à la hauteur, bien au contraire, mais les phrasés du saxophone cassent ce triolisme musical qui commençait à nous transporter et qui célèbre en premier lieu le quarantième anniversaire du trio jarrettien.
Les reprises, magistrales, sont sans surprise : « Old Folks » est embelli par le solo de contrebasse de Buster Williams ; Peter Washington lui rend la pareille avec un superbe son boisé dans « I Thought About You ». « Just In Time » et « Beautiful Friendship », avec un piano magnifiant les coulées de notes, bénéficient d’une rythmique à la souplesse exemplaire. Le recueillement en solitaire de Noah Haidu dans « Skylark » démontre l’étendue de son talent et laisse augurer de nouvelles aventures pianistiques à venir.

David Virelles - Carta - Intakt Records

Se pencher sur le talent de David Virelles, c’est découvrir avant tout un homme passé maître dans la conceptualisation du piano moderne. Il se distingue par sa perpétuelle quête expérimentale doublée d’une absorption de rythmes inaltérés.
Bien secondé par les novateurs Ben Street à la contrebasse et Eric McPherson à la batterie, ce pianiste réussit plusieurs coups de maître : il se permet de jouer avec virtuosité tout en maîtrisant le volume de chaque note émise. Sa conception musicale est empreinte d’hommages sous-jacents à Bud Powell et fait preuve d’une ouverture d’esprit exemplaire. « Uncommon Sense » valorise toute la sensibilité musicale présente chez ce pianiste et l’osmose qui se dégage de la part de ce trio démontre combien il est important de mêler tradition et avant-garde. Avec « Confidencial », le jeu pianistique installe un climat intimiste qui contraste avec de nombreuses compositions caractérisées par les brisures de tempos comme « Tiempos », communicatif à souhait, où retentissent des rythmes caraïbéens. Ce trio sait que toute interprétation réussie ne peut se réaliser qu’avec une compréhension de la respiration mélodique ; « Island » en est l’illustration parfaite.
Malik Crumpler, rappeur cosmopolite, contribue à Carta avec un de ses poèmes, écrit et inspiré par des conversations avec ces trois musiciens accomplis. Cet album enregistré dans le mythique studio Rudy Van Gelder à Englewood Cliffs honore David Virelles et l’installe en digne successeur des grands pianistes cubains.

Pilc Moutin Hoenig - YOU Are The Song - Justin Time Records

Trois compositions originales sont enregistrées dans ce disque par ce trio reconstitué ; les sept autres morceaux sont de grands standards. D’« Impressions » de John Coltrane à « Straight, No Chaser » de Thelonious Monk, c’est toute une partie du jazz du vingtième siècle qui prévaut à l’écoute de YOU Are The Song.
Jean-Michel Pilc a une grande sensibilité musicale ; il vénère la mélodie et cela s’entend. « The Song Is You » d’Oscar Hammerstein et Jerome Kern est sublimé dans une tonalité médium laissant libre cours à l’imagination fertile du pianiste. « Bemsha Swing », véritable laboratoire pour de nombreux trios inventifs, est retravaillé avec des suggestions aériennes. Quant à la composition originale « Searing Congress », elle fait montre d’une fraîcheur bienvenue. L’entrée en matière de la contrebasse permet d’apprécier le phrasé distingué de François Moutin et la batterie délectable d’Ari Hoenig. Nous retrouvons l’astucieux batteur et ses rythmes imaginatifs dans « Alice In Wonderland / My Romance », où son jeu aux balais est subtil et élégant.
Jean-Michel Pilc a depuis longtemps fait ses preuves ; au-delà de reprises magistralement interprétées dans ce disque, il gagnera désormais à être entendu avec des compositions qui émanent de ce trio comme « Thin Air », nimbée d’improvisations exquises.