Portrait

Gerald Cleaver, Motor City Madness


Lorsqu’on évoque Gerald Cleaver, la première image qui vient est celui d’un batteur inventif et très demandé ; on pense à lui dans le Triple Double de Tomas Fujiwara, mais aussi aux côtés de Benoît Delbecq ou Samuel Blaser. On l’a entendu avec William Parker ou John Hébert. Mais comme tout artiste complet et secret, le jeune sexagénaire a plusieurs cordes à son arc : new-yorkais d’adoption, Cleaver est originaire de Detroit, et l’on sait que la Motor City est aussi le berceau du chant des machines. Au-delà de sa batterie, il nourrit également une passion pour la musique électronique qui s’est manifestée récemment par quelques disques étonnants, éclairant le batteur d’une tout autre lumière.

Gerald Cleaver © Jean-Michel Thiriet

Tout a commencé en mars 2020 par la parution de Signs, premier album électronique du batteur américain. Passé relativement inaperçue en Europe, cette musique criait déjà tout son amour pour la musique de Detroit et la House la plus deep, à l’image du premier des trois « Signs », avec cette rythmique heurtée qui se construit autour d’une boucle courte et entêtante. C’est avec Griots, sorti en 2021, que Gerald Cleaver a attiré l’attention sur cette facette de sa musique. D’abord parce que les Griots de Cleaver sont des figures du jazz parmi les plus libres, panthéon personnel qui se mâtine aux machines sans chercher à s’hybrider. C’est bien sûr le cas de « William Parker », rêverie très ouverte aux tintements entêtants qui s’éloigne volontiers des basses pour chercher un trésor souterrain, dans des abysses profonds, toujours plus près de la pulsation du cœur.

On pourrait également évoquer l’Ambient très lumineuse, à la Juan Atkins, qu’il propose sur « Virelles » avec le pianiste David Virelles… Mais chaque figure est importante, de Geri Allen à Faruq Z Bey, le saxophoniste de Detroit, leader de Griot Galaxy qui inspire le plus directement ce disque. C’est néanmoins le morceau avec Ambrose Akinmusire, fatalement nommé « Akinmusire », que chaque amateur de jazz curieux se devra de garder dans un coin de sa tête : d’abord parce que le trompettiste a toujours été à l’aise avec les machines. Mais aussi parce que c’est une direction que Cleaver pourrait proposer à l’avenir dans n’importe quel contexte, tant, de toutes ses expériences électroniques, c’est celle qui semble la plus à même de se mélanger avec d’autres expressions.

La plus récente de toutes ces expériences est sobrement intitulée 22-23 pour mieux comprendre que ce travail est une recherche au long cours, seul avec ses machines ou avec quelques camarades. Ici, on retrouve le saxophoniste Andrew Dahlke, renommé pour sa carrière classique, qui s’époumone sur « Cake », où Cleaver mêle des claviers à un morceau de jazz comme fondu au plomb, avec des rythmiques électroniques que tout enserre. C’est une sorte de rite de passage ; on pourrait également citer « A Marcha Para Baixo » et sa rythmique plus complexe voire tortueuse qui a parfois des sonorités de steel drum caribéen, déjà présentes dans Signs et qui ont leur importance dans cette hybridation que recherche Cleaver.

Très marquée par la House de Detroit qu’il écoutait à la radio dans les années 80, la musique de Cleaver ne cache pas son désir de marcher dans ces pas. À l’écoute de « Early Riser », on pense notamment à Jeff Mills et ses ambiances parfois ataraxiques, d’où surgit souvent un son plus acide, qui fait voyager l’imaginaire. Sans doute le plus radical de tous ses disques électroniques, 22-23 est paru chez 577 Records avec Positive Elevation, qui suit également la carrière du producteur Hprizm, la figure d’Antipop Consortium qu’on avait entendu il y a peu avec Steve Lehmann sur l’aventureux Sélébéyone.

On ne sera d’ailleurs pas très surpris de retrouver Hprizm aux côtés de Cleaver dans ce qui ressemble à une tentative de mélanger les flux. In The Wilderness, toujours chez 577 Records, est un album aussi troublant que réjouissant. Le producteur, de son vrai nom Kyle Austin, a travaillé avec Matthew Shipp, et c’est un sorcier du son. Dès « Mainsource A » qui ouvre l’album, on retrouve cette ambient planante, faite de nappes oscillantes. La surprise, c’est que sur ce disque en trio foncièrement électronique, Gerald Cleaver est repassé à la batterie et que derrière les machines il propose le son des peaux et du métal. Les deux musiciens en ont d’ailleurs convié un troisième, qu’on sait très proche du batteur : le contrebassiste Brandon López, qui a récemment participé à un autre trio avec lui. La sonorité très sèche de sa contrebasse, très liante cependant, fait merveille dans cet atmosphère alcaline. Dans le bien nommé « Hallucinate », la batterie pleine d’effets de Cleaver trompe les oreilles pendant qu’une voix lointaine nous éloigne de la réalité ; les basses proviennent des tréfonds et l’archet nous enivre avec ce qu’il faut d’artifice.

On ne saurait d’ailleurs dire si cette musique supporte les étiquettes, et c’est tant mieux. Avec des albums très personnels, Gerald Cleaver a brisé quelques frontières déjà fort poreuses. Mais In The Wilderness a un autre charme, celui de l’inédit. De « Ono », qui appelle à une danse hésitante dans la mécanique des cymbales, à la harangue acide de « Blowback », force est de constater qu’on défriche quelque chose de radicalement neuf. Detroit n’avait pas dit son dernier mot.