Sur la platine

Steve Lehman, Wolof Fame

Steve Lehman ne se laisse jamais enfermer dans un genre.


On serait bien en peine de dire s’il existe une discographie et des choix plus aventureux que ceux du saxophoniste Steve Lehman. Compagnon de route de Vijay Iyer comme d’Anthony Braxton avec qui il a beaucoup travaillé, Lehman ne se laisse jamais enfermer dans un genre, en témoigne son récent travail en trio et son carnet de route du confinement. Passé relativement inaperçu en 2016, il a également travaillé avec des figures tout aussi atypiques du hip-hop américain et sénégalais. Sélébéyone est la rencontre pas si improbable de Gaston Bandimic, qui rappe en wolof, et d’une musique qu’on range toujours trop vite dans des catégories cérébrales et sophistiquées. En 2022, avec Xaybu : The Unseen, Sélébéyone prouve qu’il est toujours aussi efficace et à la croisée des chemins.

C’est d’ailleurs bien ce que veut dire sélébéyone en wolof : le carrefour. Un croisement que Steve Lehman a pris d’abord avec deux rappeurs. On l’a vu, Gaston Bandimic est sénégalais, et rappe dans un mélange de wolof, de français et d’anglais ; à ses côtés, on retrouve Kyle Austin, plus connu sous le nom de Hprizm, une des figures d’Antipop Consortium (AC), un des acteurs les plus respectés de la scène new-yorkaise. Hprizm n’est pas un débutant dans les collaborations avec des jazzmen, puisqu’avec AC, ils avaient enregistré le mythique Antipop Consortium vs Matthew Shipp en 2003. C’est sur ces bases que se construit le travail avec Lehman, le saxophoniste s’adjoignant le talent de bien d’autres musiciens sur cet album de 2016, notamment Drew Gress à la contrebasse, remarquable sur « Cognition » où explose aussi le talent de Bandimic. Dans le travail électronique qui nimbe cet album dense et plein de groove, on retrouve le saxophoniste Maciek Lasserre, qui travaille également avec Magic Malik. Quant à la rythmique, elle doit beaucoup à Damion Reid, le batteur fidèle de Lehman, membre de son trio ainsi que de celui de Robert Glasper.

A l’écoute de ce premier album, on est vite subjugué par la culture hip-hop de Lehman. Certes, la scansion de Hprizm, remarquable sur un morceau comme « Dualism », permet toutes les audaces. Le piano de Carlos Homs claque de simples accords sur lesquels les deux saxophonistes jouent avec beaucoup de tension et ce qu’il faut d’agressivité. La colonne vertébrale est électronique, et quand Gaston Bandimic ajoute sa voix plus en rupture, proche du champ, Sélébéyone prend d’autres directions, plus nerveuses, plus urbaines, qu’on retrouve sur le beau « Geminou ». Le grand talent de Lehman et de ses amis, c’est de ne pas chercher à aller sur le registre de la musique africaine : cette musique sonde les villes, teste un cosmopolitisme sans domination ; l’exutoire de « Origine », avec cette vitesse d’exécution à l’alto qui répond au flow de Bandimic et Hprizm en témoigne, tout comme l’orgiaque « Bamba » qui clôt cet album à redécouvrir.

Six ans après et toujours chez Pi Recordings, Sélébéyone revient, mais l’effectif s’est affiné. Terminé les basses et les claviers, c’est entre saxophones et voix que l’affaire se déroule. Seule la batterie de Damion Reid reste, comme un centre de gravité. L’électronique, quant à elle, a manifestement horreur du vide puisqu’elle prend l’espace laissé vacant. Les racines africaines de Sélébéyone en ressortent tonifiées, au premier abord. On s’en aperçoit dès « Djibril », lancé par Bandimic comme un pavé que le saxophone de Lehman semble vouloir profiler et accélérer. Tout autour, alors que chaque intervention de Hprizm semble faire acte de sagesse, les sons travaillés par les machines sont autant d’images déformées, de reflets fiévreux.

C’est sans doute dans « Liminal » que ce travail semble le plus complexe : la batterie est très en avant, dans une nappe mouvante que Bandimic tranche d’une rythmique impeccable. Davantage que pour le premier album, la langue wolof est mise en avant. Un joyeux paradoxe, puisque dans le même temps, jamais cette musique n’est autant apparue sans frontière, à l’image de « Gagaku ». On songera évidemment à des expériences comme peuvent proposer Mike Ladd ou Saul Williams. On évoquera également le travail d’Antoine Berjeaut ou Hubert Dupont. Mais qu’on ne s’y trompe pas : Sélébéyone se tient dans une dimension qui lui appartient exclusivement.