Entretien

Gordon Grdina, le guitariste zen

Rencontre avec le guitariste et oudiste canadien Gordon Grdina.

Né en 1977 à Vancouver, Gordon Grdina est un musicien peu connu dans nos contrées. La liste des musiciens avec qui il joue (ou a joué) en dit pourtant long sur son talent : Gary Peacock, Paul Motian, Matthew Shipp, Mark Helias, Jim Black, John Irabagon, François Houle ou Benoît Delbecq… Guitariste au jeu souple et subtil, compositeur doué et éclectique, leader bienveillant, il est une des nouvelles voix de la guitare jazz aujourd’hui. Découverte.

Marc Ribot et Gordon Grdina © Genevieve Monro

- Comment avez-vous commencé la musique ? Quel a été votre parcours musical ? Vos professeurs ? Vos mentors ?

J’ai commencé le piano à sept ans, puis je me suis mis à la guitare à l’âge de neuf ans. Je me suis vraiment intéressé au blues et à l’improvisation vers onze, douze ans et j’ai découvert Stevie Ray Vaughan, ce qui, je pense, a vraiment influencé le côté physique de mon jeu de guitare. Plus tard j’ai étudié avec Marko Ferenc, un grand professeur qui est toujours un bon ami. Il m’a fait écouter beaucoup d’albums et m’a initié au jazz. Je suis allé à la Jazz School de Vancouver, puis j’ai étudié avec le contrebassiste Chuck Israels pendant quelques années. Après avoir obtenu mon diplôme de fin d’études, j’ai commencé à prendre des leçons avec Gary Peacock, ce qui, plus tard, a abouti au disque Think Like the Waves. J’ai commencé à jouer en club lors de ma première année d’université ; je jouais principalement des standards. J’ai présenté mon premier concert avec ma propre musique en 1997.

Je pense que j’étais un peu jeune pour jouer avec ces gars-là, mais ils étaient généreux et je garde un très bon souvenir de cet enregistrement

- Vous avez évoqué l’album Think Like the Waves (Songline Recordings, 2006) que vous avez enregistré avec deux légendes du jazz, Gary Peacock et Paul Motian ; vous n’aviez même pas encore 30 ans. Racontez-nous cette expérience incroyable.

Lors des leçons avec Gary, on parlait de musique pendant des heures et on jouait ensuite pendant quelques heures. Habituellement, il s’arrêtait et nous causions de choses et d’autres, de l’actualité… Petit à petit, les moments où l’on jouait sont devenus plus longs et plus intenses ; je lui ai alors demandé si l’on ne pourrait pas enregistrer un album ensemble. Il a immédiatement dit oui.
A l’époque, Gary jouait exclusivement avec deux batteurs, Paul et Jack (DeJohnette). Jack ayant d’autres engagements ailleurs, j’ai demandé à Paul d’être le batteur de la session. Paul ne savait pas qui j’étais mais il a accepté parce que Gary était là. Pour cette session, il n’y a pas eu de répétition. J’ai écrit toute la musique car je ne savais pas quelle direction la musique allait prendre, alors j’ai écrit autant de choses que possible pour m’assurer que si quelque chose ne se passait pas correctement, nous pourrions le laisser tomber et aller dans une direction différente. Tout a merveilleusement fonctionné et nous avons fini par tout enregistrer.
Je pense que j’étais un peu jeune pour jouer avec ces gars-là, mais ils étaient généreux et je garde un très bon souvenir de cet enregistrement, notamment le feeling et l’interplay entre Gary et moi lors des improvisations.

- Gary Peacock (qui nous a quittés le 4 septembre dernier, à l’âge de 85 ans) a été quelqu’un de très important pour vous. Parlez-nous un peu de lui.

Gary était un musicien, un penseur et un enseignant incroyable. En raison de son histoire personnelle, de sa formation intellectuelle (il a étudié la biologie notamment) et de son expérience dans le monde de la musique, il pouvait disserter sur de nombreux sujets. Ses idées sur la musique, ses conseils m’ont été d’une grande aide. Il m’a incité à me faire confiance et à créer mon propre chemin ; c’était très libérateur. Je ne pourrais le remercier assez pour tout le temps que j’ai pu passer avec lui. Il faisait encore et toujours de la musique incroyable, en témoignent ses derniers albums avec Marc Copland et Joey Baron (Now This et Tangents, sortis chez ECM).

Gordon Grdina © Jamie-Leigh Gonzales

- Dans votre musique, vous mélangez de nombreux langages musicaux : musique arabe, free jazz, rock,… Quelles sont vos influences ?

J’ai toujours été intéressé par la diversité des musiques qui nous entourent. J’ai écouté beaucoup de musiques différentes. Pour moi, mélanger divers langages est naturel. J’ai été très influencé par les pianistes Paul Bley, Keith Jarrett, Bill Evans puis par les guitaristes Jim Hall, Bill Frisell, mais aussi par Jimi Hendrix, Albert King ou Ali Farka Touré. J’ai également beaucoup écouté des joueurs de oud comme Hamza El Din, Simon Shaheen et Munir Bashi, sans oublier les soufflants Miles, Trane, Rollins, Albert Ayler, Ornette etc…

Aujourd’hui, il y a de nombreux grands musiciens que j’aime écouter et qui m’inspirent, des gens comme Tim Berne, Mark Helias, Matt Mitchell, Jim Black, Tyshawn Sorey, Marc Ribot, Brandon Seabrook, Mary Halvorson, Christian Lillinger, Matt Shipp, Russ Lossing.

Lorsque vous êtes complètement concentré sur la musique qui advient sur le moment, il n’y a plus aucune différence entre les styles

- D’où vient cette passion pour la musique arabe ? Quand avez-vous commencé à jouer de l’oud ? Etait-ce pour vous un passage obligé pour jouer ce genre de musique ? Comment alternez-vous entre la guitare et l’oud ?

J’ai entendu de l’oud pour la première fois à treize ans. Mon professeur de l’époque avait apporté un disque de Vishwa Mohan Bhatt (je travaillais la guitare slide à ce moment). Simon Shaheen jouait de l’oud sur l’album et le son m’a époustouflé, j’ai tout de suite été attiré. J’ai commencé à écouter des joueurs d’oud mais sans étudier concrètement leur musique. Ce n’est qu’à ma sortie de l’école de jazz que j’ai acheté un oud en ligne et que j’ai monté un groupe appelé Sangha avec des amis jouant de la musique arabe, persane et indienne. Et puis j’ai commencé à étudier avec un grand musicien kurde irakien, Serwan Yamolky. À partir de ce moment, je n’ai plus arrêté de jouer de l’oud.
Aujourd’hui, je joue moitié guitare, moitié oud. Au début, je trouvais difficile de jouer tous ces styles différents dans différents groupes. J’ai eu du mal à rester concentré sur la musique. Je me suis mis à la méditation, ce qui m’a aidé à me concentrer davantage et à être présent et disponible pour accueillir ma musique. Depuis je bascule entre les instruments ou les styles sans difficulté, de manière naturelle. Lorsque vous êtes complètement concentré sur la musique qui advient sur le moment, il n’y a plus aucune différence entre les styles, il s’agit de répondre à ce que vous entendez, de se laisser porter par la musique parce que vous pouvez entendre à la vitesse du son, mais vous ne pouvez pas penser aussi vite.

- Vous avez sorti quatre albums depuis le début de l’année 2020, dans quatre configurations très différentes. Parlez-nous un peu plus de ces projets.

Le premier est le Nomad Trio avec Jim Black et Matt Mitchell. Comme son nom l’indique, tout le monde est assez occupé et mobile dans le groupe, nous ne pouvons donc faire qu’une tournée par an au plus. Nous avons joué ce disque en tournée tout en y incluant de nouveaux morceaux (nous avons déjà enregistré notre prochain disque et il sortira pour notre tournée nord-américaine en juin 2021). C’est comme ça, je pense, que ce groupe va se développer : travailler sur de la nouvelle musique tout en faisant la promotion du dernier disque. C’est en général une musique techniquement assez difficile. Je suis fan de leur jeu et je sens que nous avons maintenant développé une voix singulière en trio.

The Marrow est un autre projet qui m’occupe. Ce groupe s’est développé à partir de mon trio avec Mark Helias et Hank Roberts, formé en 2016 (Live at Shapeshifter, 2016). Assez rapidement j’ai ajouté Hamin Honari, un incroyable percussionniste persan qui faisait partie de mon groupe Sangha. J’ai aussi joué avec son frère Hidayat, un merveilleux guitariste et joueur de tar (luth à long manche) vivant à New York, sa mère Fathieh, chanteuse, qui sera sur le prochain album de mon groupe Haram, avec Marc Ribot comme invité sur quatre morceaux et leur père Reza, un joueur de kamanche magistral. C’est une famille incroyablement talentueuse. Pour notre deuxième album, Safar-e-Daroon, nous avons ajouté Josh Zubot au violon, qui est tout aussi virtuose et sensible. Le groupe est devenu un projet tout à fait unique. C’est passionnant d’entendre des musiciens chevronnés comme Mark et Hank dans un contexte complètement différent, montrant la subtilité, la polyvalence et la profondeur de leur musicalité.

Gordon Grdina’s Nomad Trio (Matt Mitchell, Jim Black, Gordon Grdina) © Genevieve Monro

Le Gordon Grdina Septet existe depuis plusieurs années. C’est un groupe qui combine mon trio régulier avec le contrebassiste Tommy Babin et le batteur Kenton Loewen et The East Van Strings avec Peggy Lee au violoncelle, Jesse Zubot au violon et Eyvind Kang à l’alto, auxquels s’adjoint Jon Irabagon aux saxophones ténor et sopranino. Le projet a été conçu comme une grande pièce entièrement composée, avec des sections improvisées. Je suis extrêmement content du résultat et très reconnaissant au groupe pour son incroyable musicalité.

Le dernier projet est un projet solo. Il s’agit du premier de deux disques solo de guitare classique et d’oud appelé Prior Street. L’année passée j’ai beaucoup travaillé la guitare classique. Je m’y étais lancé à l’université, mais je n’avais pas pu le développer pleinement. Ça me tenait à cœur de retravailler cet instrument. Je voulais explorer les possibilités de l’instrument en solitaire. Je suis vraiment content du résultat. Le prochain CD est en route.

J’ai toujours aimé jouer en solo même si cela peut être épuisant parfois

- Prior Street est donc un album solo, vous y jouez de l’oud et de la guitare classique. C’est toujours quelque chose de spécial d’enregistrer un solo, non ? Il n’y a que vous et l’instrument, vous et la musique. N’est-ce pas terriblement angoissant ?
 
Cet album fait partie d’une série de compositions enregistrées en deux parties que j’ai développée sur la guitare classique et l’oud. Le second album (qui a été enregistré en premier) sortira à la fin de l’année. La musique est à l’origine inspirée par Alban Berg et trouve une voix improvisée dans cet espace harmonique. J’ai toujours aimé jouer en solo même si cela peut être épuisant parfois. Habituellement, quand on joue à plusieurs, vous pouvez vous « reposer » sur les autres musiciens, rebondir sur leurs propositions, leurs idées. En solo, vous ne pouvez compter que sur vous. Tout vient de vous. Ce processus m’a aidé à développer ma propre voie harmonique et compositionnelle et a été bénéfique pour l’ensemble de mes projets de groupe. La musique de Prior Street est environ un tiers écrite et deux tiers improvisée.

- A ce propos, quelle est la part entre écriture et improvisation dans votre musique en général ? Comment composez-vous ? Comment qualifieriez-vous votre musique ?

Je compose principalement de la musique comme point de départ pour l’improvisation. J’écris de différentes manières, mais généralement je n’écris pas à l’aide de tel ou tel instrument. J’écris une phrase que j’entends, je me demande ce qui pourrait se passer ensuite, puis je l’écris. Je ne me demande pas ce qui devrait se passer ensuite ou ce que je veux qu’il se passe : j’essaie juste de faire sortir la musique d’elle-même, donc j’écris ce que j’entends dans ma tête en étant le moins possible influencé par mes propres clichés ou par mes instruments.

J’utilise ce même processus pour tous mes projets. Si c’est un groupe, je me contente d’imaginer les musiciens et ce que ça ferait de jouer ensemble, puis j’essaie de l’écrire.

Pour « Resist », la plus longue composition que j’ai jamais réalisée, c’était le même processus, mais j’ai entendu toute la forme de la pièce et je l’ai esquissée grossièrement, puis je suis entré dans les détails de chaque section et j’ai utilisé tous les outils pour créer le plus rapidement possible les sons que je voulais. La plupart du temps j’ai utilisé la notation standard, mais également des sortes de notes graphiques ainsi que des indications sur la conduite du groupe. Je pense que la méthode n’a pas autant d’importance que le résultat. Pendant très longtemps, j’ai composé des idées courtes à développer pendant l’improvisation. Puis au sein de mon quartet, j’ai commencé à écrire ce que pourrait être le développement d’une simple idée. Cette méthode permet d’ouvrir davantage l’improvisation, d’approfondir les idées ou de délimiter une nouvelle direction sans lien avec le matériel écrit de départ.

- Vous entretenez une relation privilégiée avec le label canadien Songlines Recordings sur lequel vous avez enregistré une petite dizaine d’albums. Parlez-nous de cette collaboration.

J’ai beaucoup de chance d’avoir le soutien de Tony Reif et de Songlines Records. Il produit des enregistrements haut de gamme depuis des années sans réellement gagner d’argent, c’est un travail d’amour. Ce sont les gens comme Tony qui maintiennent en vie ce type de musique « de niche ». Les maisons de disques, les diffuseurs, les festivals, tous participent à leur échelle à donner à cette musique un espace, une visibilité, une vie en quelque sorte, pour lui permettre de perdurer.

J’adore les CD et les vinyles et j’espère qu’il y aura toujours un marché pour eux

- N’envisagez-vous pas de de créer votre propre label comme le font beaucoup de musiciens aujourd’hui ?

Je pense que cela pourrait arriver dans un proche avenir. Le monde change et je ne sais pas combien de temps les albums physiques seront pertinents. Quoi qu’il arrive, je ferai de la musique et j’essaierai de la sortir par tous les moyens, même si je préférerais qu’elle soit gravée sur un objet.
J’adore les CD et les vinyles et j’espère qu’il y aura toujours un marché pour eux, car l’objet physique représente une part importante de l’art de faire des disques. J’adore le disque en tant qu’objet d’art, puis le rituel et l’attention qu’il crée. J’espère que nous pourrons tous continuer à avoir cela dans nos vies, mais si cela devient complètement obsolète, je continuerai à publier de la musique, en format numérique.

Shahzad Ismaily, Gordon Grdina, Christian Lillinger et Mat Maneri © Jamie-Leigh Gonzales

- Vous vivez à Vancouver au Canada. Comment avez-vous vécu l’épisode de la Covid-19 ? Avez-vous été confiné comme de nombreux autres pays ? Le fait de ne pas pouvoir jouer en concert a été difficile, j’imagine ?

Nous n’avons pas été aussi durement touchés que la plupart des villes. Nous étions bien sûr mis en quarantaine et confinés, mais de nombreuses restrictions ont fini par être levées, ce qui est incroyable compte tenu de ce qui s’est passé dans d’autres régions. J’ai beaucoup de chance de vivre au Canada : nous avons reçu un soutien financier. J’étais en fait plus occupé que jamais pendant l’épidémie, avec les enfants à la maison tout le temps. J’ai continué à travailler sur le projet en solo. J’ai dû reporter deux tournées nord américaines et une tournée européenne.
Je serai de retour au Canada et en Europe avec mon groupe Square Peg (Christian Lillinger, Shahzad Ismaily, Mat Maneri) en juin prochain. Il sera programmé lors du Ljubljana Jazz Festival 2021. Je serai également en tournée en Amérique du Nord avec The Nomad Trio en juin et il y aura aussi une tournée solo.

- Parlez-nous de la scène jazz canadienne. Comment la qualifieriez-vous ? Où se joue le jazz au Canada aujourd’hui ?

La scène jazz canadienne est assez variée d’une région à l’autre. Les principaux centres sont Vancouver, Toronto et Montréal, mais il y a de la musique partout. Chaque lieu a vraiment développé son propre son et ses propres caractéristiques. C’est beau à entendre. Il y a des musiciens très talentueux au Canada qui font de la musique dans des styles très différents (du plus expérimental au plus grand public), mais qui n’obtiennent pas ou peu de reconnaissance internationale. C’est à la fois merveilleux car il y a une beauté et une pureté dans l’intention, mais aussi décourageant car ils n’ont pas assez d’occasions de tourner dans d’autres pays et donc de se faire connaître.

- Vous êtes encore peu connu en France, mais vous avez joué avec des musiciens que l’on connaît bien ici comme le clarinettiste François Houle et le pianiste Benoît Delbecq. Vous avez enregistré un disque ensemble, je crois : Ghost Lights, avec également le batteur Kenton Loewen ?

Avec François Houle, nous jouons ensemble depuis près de 20 ans. Nous avons commencé à jouer dans un de mes trios axé sur la musique de Jimmy Giuffre. Nous avons ensuite ajouté Kenton Loewen et Karlis Silins pour un groupe appelé Box Cutter. Nous avons fait deux enregistrements pour le label Spool. Je me suis familiarisé avec la musique de Benoît Delbecq grâce à François et j’ai été époustouflé par son utilisation subtile de l’espace et de la profondeur ainsi que par la diversité rythmique de ses compositions. Nous avons enregistré ensuite pour Songlines un disque capté en public au festival de Vancouver. Depuis, nous avons donné quelques concerts et joué une fois à Paris ensemble à la Galerie Paul Fort. Le groupe a immédiatement su comment jouer ensemble. Chacune de nos connexions s’est développée d’une manière instinctive et nous avons créé un son de groupe presque instantanément. J’espère que nous jouerons ensemble plus souvent parce que c’est vraiment un groupe spécial. Il semble parfois que la rareté des performances crée une connexion encore plus particulière.