Sur la platine

Tim Berne dans les cordes

Tim Berne en solo mais sans lui, en duo, avec.


Tim Berne et les cordes. Celles de la guitare, plus exactement, qui semblent se préoccuper aujourd’hui du travail du saxophoniste à travers deux parutions. L’une en solo, à l’initiative du guitariste et oudiste Gordon Grdina, l’autre en duo, avec le guitariste Gregg Belisle-Chi, en compagnie de Berne lui-même.

Nous l’avions évoqué lors d’un article consacré à son Snakeoil : Tim Berne entretient avec les guitaristes un rapport étroit que les longues collaborations avec Marc Ducret ou David Torn ne peuvent que confirmer. Pourtant si ces deux musiciens constituent son cercle proche, ce sont aujourd’hui deux autres guitaristes, ici en acoustique, qui s’intéressent à son travail.

Musicien canadien, Gordon Grdina avait accordé une interview à Citizen Jazz en 2020. Il y expliquait jouer de la guitare autant que du oud mais dans l’enregistrement qui nous intéresse, on peut entendre également du dobro ou de la guitare midi. A partir de sessions enregistrées en solo lors du confinement de 2020, c’est en échangeant avec le saxophoniste qu’il interprète et monte un répertoire intégralement consacré à ses compositions. On découvre notamment une version dépouillée de « Lost in Redding » morceau d’ouverture de You’ve Been Watching Me du Tim Berne’s Snakeoil. Grdina conserve, évidemment, l’esprit de la pièce ; il met cependant en valeur, par la limpidité des cordes, le travail d’écriture qu’il teinte de couleurs sombres et rampantes. A l’instar des autres titres du disque.

L’usage d’une seule typologie d’instruments (Grdina joue du re-recording pour démultiplier ses voix) induit une forme de dénuement et transfigure un style pourtant connu mais qui prend ici un nouveau visage. Les structures composites, les phrases tortueuses emportées dans un discours entêtant, et qui sont la marque du saxophoniste dans ses propres formations, sont assurément au rendez-vous. Le guitariste se les approprie avec naturel en laissant, dans le même temps, respirer la partition. La musique est inévitablement moins puissante puisque réduite dans son volume. On peut toutefois mieux la détailler et en saisir la complexité. L’écriture contemporaine, un peu sévère, dévoile une alchimie harmonique tout autant que quelques traits réjouissants aussi discrets qu’efficaces. Le jeu appliqué du guitariste, ample et précis, de même que sa compréhension du texte font la qualité d’Oddly Enough.

Sur Mars qui paraît chez Intakt, le saxophoniste est, cette fois, bien présent. Ce n’est pas la première fois qu’il se plie à l’exercice du duo. Paru sur Out Of Yours Heads en 2020, Spiders rendait compte d’un échange avec le pianiste Matt Mitchell. Berne y donnait l’occasion d’y découvrir un caractère moins percutant que dans des formations étoffées ; la recherche d’une intensité de jeu toujours présente permettait d’y affirmer quelque soit la configuration, une vérité personnelle. Deux pratiques qui ne sont d’ailleurs pas antinomiques.

Dans Mars, le son du saxophone, cette fois sans emportement, est acide et acéré. Le jeu de son partenaire, quant à lui, s’il semble en retrait, permet surtout d’établir un point juste d’équilibre entre les deux voix. Lui aussi canadien, installé à New-York, Gregg Belisle-Chi entretient une proximité musicale et humaine avec Bill Frisell [1]. On retrouve chez lui ce travail sur la résonance, la spatialisation et une manière d’énoncer des phrases limpides pourtant difficiles. Sa connaissance du travail de Tim Berne trouve ici une nouvelle confirmation (voire un adoubement). Il a, en effet, enregistré en 2021 Performing the music of Tim Berne pour le label Relative Pitch Records, un disque solo entièrement consacré aux compositions du New-yorkais.

Un sentiment d’intimité se détache du disque et si Berne accroche d’abord l’oreille, le travail de Belisle-Chi se révèle à chaque écoute. Il sait se saisir des bifurcations de la pensée musicale de son partenaire - de ses emportements aussi - pour les nuancer et en élargir le propos. On n’est jamais, bien sûr, dans le lénifiant et une écoute tonique est indispensable. Pourtant, une fois franchie cette musique capiteuse et sèche, on entre dans des mondes uniques aux parfums déroutants. Entre des sensations de générosité et d’austérité, d’implication et de distanciation qui ravissent l’oreille. Dans le sens où elle s’en empare et dans le sens où elle l’enthousiasme.

par Nicolas Dourlhès // Publié le 15 mai 2022

[1Pour rappel : en 1986, Tim Berne et Bill Frisell enregistrent en duo … Theoritically pour le label Minor Music.