Sur la platine

La musique, faut que ça sorte

Coup de projecteur sur le label danois, installé à Copenhague, Gotta Let It Out Records.


Le paysage du jazz et des musiques improvisées au Danemark reste encore un mystère pour beaucoup… mais pas pour la rédaction de Citizen Jazz. Nous nous en faisions l’écho l’année dernière notamment dans un article sur le Copenhagen Jazz Festival.
Le Danemark abrite une scène riche et audacieuse. Sa capitale Copenhague est la terre d’élection de nombreux musiciens venus des pays voisins (Estonie, Pologne, Lettonie, Scandinavie). Depuis sa création en 2006, le label Barefoot Records, documentait (et documente encore) très régulièrement cette effervescence nationale.
Aujourd’hui, un autre label, Gotta Let It Out Records est entré dans la danse. Il a été fondé en 2017 par les expatriés polonais Tomo Jacobson et Malwa Grabowska aka. Hipermania, respectivement contrebassiste et photographe/réalisatrice. Tour d’horizon en musique d’un label décidément fort recommandable.

L’aventure Gotta Let It Out Records commence avec un projet un peu fou, initié par Tomo Jacobson dès le début de l’année 2017 et baptisé Rasmus and Tomo Solos. Le contrebassiste et son ami tubiste Rasmus Kjærgård Lund décident chacun de leur côté d’enregistrer un disque en solo par mois. Tout sera fait maison : la musique bien sûr, mais aussi l’enregistrement, le graphisme, le packaging et la distribution. Les 12 albums de Jacobson sortent sur le label. L’aventure pouvait commencer.

Et c’est d’abord la musique et les différents projets du contrebassiste fondateur que l’on retrouve mis en avant sur Gotta Let It Out Records. Cheville ouvrière du label, il est à l’initiative de nombreux projets et dirige ou co-dirige plusieurs groupes.

Wood Organization par exemple, où il crée une musique qui s’inspire des sons de la nature avec le batteur Szymon Pimpon Gąsiorek ; Mount Meander, quartet sans frontières qu’il forme avec le saxophoniste letton Kārlis Auziņš et les Allemands Lucas Leidinger au piano et Thomas Sauerborn à la batterie. Deux albums salués par la critique et une notoriété grandissante dans l’Europe des musiques libres.

Le label lui permet également de sortir de la musique enregistrée avant la création de celui-ci et gardée au chaud durant de nombreuses années, comme ce disque en trio intitulé Faster, enregistré en 2008 et 2009 mais sorti en 2017 seulement, avec le pianiste Benjamin Helweg Brask et le batteur Benjamin Ømann. Ou le très beau Birthday, enregistré en 2015 par le trio Il Sogno, qu’il forme avec le pianiste italien Emanuele Maniscalco et le jeune batteur danois Oliver Laumann.

Emanuele Maniscalco est d’ailleurs un familier de la maison danoise (il vit à Copenhague). Il promène son jeu très ouvert et son sens de l’espace sur plusieurs disques dont le très minimaliste split : body, enregistré en concert toujours en compagnie de Jacobson et avec le concours de la musicienne électro Maria Laurette Friis (la face B est occupée par trois morceaux en solo de Kārlis Auziņš)

Høbama, autre album où l’on retrouve le pianiste italien, offre un autre magnifique voyage apaisé et vaporeux dans lequel la musique respire et s’épanche en aplats de couleurs, instillant une sensation de grande plénitude. Maniscalco est ici en compagnie du trompettiste Claus Højensgård et du batteur, lui aussi italien, Nelide Bandello.

Autre album, autre ambiance avec Egin, sorti en 2019 et enregistré par un quintet formé pour l’occasion : la saxophoniste alto Mia Dyberg, le violoniste estonien Elo Masing, les Portugais Ernesto Rodrigues à l’alto et Guilherme Rodrigues au violoncelle et Tomo Jacobson.
Fruit de la collaboration entre deux labels qui cherchent : les Danois de Gotta Let It Out donc et les Portugais de Creative Sources, l’album comporte un seul long morceau (enregistré en concert à Berlin en octobre 2018), délicat et fragile où s’entremêlent les cordes vibrionnantes d’un quatuor qui ne dirait pas son nom et le saxophone minimaliste de Mia Dyberg. Pour l’anecdote, la jolie pochette de l’album est une peinture de la fille (deux ans à l’époque) de Tomo Jacobson.

On retrouve une autre magnifique pochette sur le premier album en leader du contrebassiste Casper Nyvang Rask avec son Slow Evolution Ensemble, un orchestre de neuf musiciens qui livre une musique solennelle et foisonnante à la narration très orchestrée et aux climats vibratiles.

Avec Casper Nyvang Rask, le batteur Rune Lohse [1] forme une solide paire rythmique, entendue notamment chez Living Things (groupe dirigé par le saxophoniste Sven Dam Meinild et le pianiste Paul Wacrenier). Fidèle compagnon du pianiste Jeppe Zeeberg (notamment au sein du génial Horse Orchestra), c’est un musicien très prolifique qui n’hésite pas à multiplier les projets et les collaborations pourvu qu’y soient associés liberté et plaisir, sans se soucier des cases dans lesquelles se rangera la musique. Son projet le plus personnel, baptisé -7-, se décline en sept albums différents allant du solo au grand ensemble, en passant par le trio estampillé rock guitare, basse, batterie. Aucune limite. Juste la musique. Sa musique. Un condensé de l’ADN de ce batteur prolifique et protéiforme, humour et désinvolture en bandoulière. La musique a été enregistrée en 2013 et est sortie à l’été 2019. On ressortira ici deux albums mais tout le projet est à écouter.

Dans Kæmpeband, on retrouve nombre d’habitués du label (le patron Tomo Jacobson, Casper Nyvang Rask, Kristian Tangvik, Mia Dyberg, Jeppe Zeeberg) dans un vrai faux big band de 24 musiciens (2 pianistes, 3 contrebassistes, 3 batteurs, 3 guitaristes, 1 violoncelle en plus des 12 soufflants). La musique progresse par petites touches bruitistes, mise en branle par de petits groupes de musiciens au fil des prises de paroles des uns et des autres avant d’exploser dans un grand raout aux accents mingusiens.

Kids est une curiosité, un album total. Lohse y joue de tout, chante et s’enregistre. Un album fait main, une musique qui oscille entre pop sucrée, électro et musique expérimentale, un peu à l’image de VKNY, le groupe pop de Thomas de Pourquery.

Un autre projet très original est celui de l’album solo de Kristian Tangvik, Nullpluss. Tangvik (entendu également dans le Horse Orchestra) est un tubiste réputé. Or de tuba il n’est point question dans cet album : Tangvik ne l’utilise que très peu. Pour bricoler ses miniatures mélancoliques et bancales, il se sert de tout ce qu’il a sous la main (claviers, instruments divers, électronique et même voix), influencé par une pop aventureuse type Radiohead et par le folk ouvragé d’une Agnes Obel ou d’un Sufjan Stevens.

On terminera ce voyage avec un drôle d’oiseau (migrateur celui-là), le saxophoniste letton Kārlis Auziņš qui a depuis longtemps posé ses bagages au Danemark. Déjà entendu avec Mount Meander, il a sorti deux albums en solo sur Gotta Let It Out : split : body (dont on a a parlé plus haut, enregistré au saxophone soprano) et surtout Oneness And The Transcendent Truth et sa pochette psychédélique. Il explique que, pour cet album, il a composé la musique un peu comme pour un orchestre, mais tout en sachant qu’elle serait uniquement jouée par ses saxophones, utilisant les possibilités acoustiques de l’instrument et le procédé de re-recording. On y entend des emprunts aux musiques d’Orient, des climats aux accents presque tribaux, des chants d’oiseaux aussi. Auziņš joue avec les clés de son saxophone comme autant de percussions miniatures apportant une grande variété d’effets et de rythmes. La musique y est apaisée et d’une grande douceur, mystique. On y plonge avec un grand bonheur.

par Julien Aunos // Publié le 24 mai 2020

[1Ou Lose, ou Lhose selon les orthographes