Jordina Millà, improvisatrice devenue
Rencontre avec la pianiste catalane que l’on a récemment croisé au festival Jazz à Luz.
Jordina Millà fait partie de la grande famille des musiciens qui cherchent, expérimentent et enjambent les frontières. Elle a fait de l’improvisation libre un chemin de vie qu’elle emprunte avec gourmandise. Sa pratique de la musique improvisée est le résultat d’un lent processus qui évolue constamment entre tradition et modernité : « Je crois que nous venons d’une tradition musicale qui est culturelle et je suis très reconnaissante d’avoir reçue cette éducation. Mais en même temps je vois d’autres façons de communiquer, de me connecter au monde et de m’exprimer en dehors de ce cadre. La question du comment est très présente dans mes recherches et ma pratique. Nous sommes aujourd’hui nombreux à s’interroger et à ouvrir de nouvelles perspectives et je suis honorée de faire partie de cette famille. »
- Jordina Millà © Michel Laborde
Jordina Millà est née en 1984 dans la campagne catalane. Elle commence le piano à l’âge de six ans. « Mon oncle a été mon premier professeur et mes parents, même s’ils ne sont pas musiciens, nous ont toujours soutenus, mon frère et moi, dans nos décisions et notre développement artistique. » À cette époque, son grand frère étudie à l’Escolania de Montserrat, un chœur de garçons qui est aussi la plus ancienne école de musique encore en activité en Europe. « Quand nous allions le voir, j’adorais écouter les vieilles liturgies ou des chants du moyen âge issu du « Livre Vermeil » [1] de Montserrat ». Jordina, elle, continue son apprentissage dans diverses écoles locales.
Plus tard, elle emménage à Rotterdam où elle restera six années. Elle étudie le piano classique au CODARTS University of Arts ainsi que l’histoire de la musique classique et sa littérature. « Cette période a été très fondatrice pour moi. Venant d’Espagne, étudier aux Pays-Bas représentait un grand changement. La musique occupe une grande place dans le pays. Elle est enseignée dans les écoles. Il y a de nombreuses structures d’enseignement. Il y a surtout beaucoup d’endroits où jouer, où donner des concerts. La scène est quelque chose de très formateur ». Elle déménage ensuite à Paris pour étudier à l’École Normale de musique, puis rentre en Espagne. Pendant toutes ces années, elle officie comme concertiste classique, se produisant en solo ou avec des orchestres de chambre.
Lorsque j’étais dans le milieu de la musique classique, je pensais que tout avait déjà été dit et écrit.
Mais Jordina Millà se lasse des récitals et cherche un chemin musical différent. « Après quelques années, changer mon rapport au piano et à la musique était devenu une urgence. Mon parcours m’a amenée à rencontrer Agustí Fernández et c’est vraiment à partir de ce moment-là que j’ai commencé à basculer vers la musique improvisée. » Le pianiste catalan l’encourage : « Dès le début, il m’a traitée comme une collègue ; la seule différence qu’il voyait entre nous, c’est qu’il avait plus d’expérience dans le domaine de la musique improvisée. Je me suis lancée dans l’improvisation à l’aveuglette, et il m’a toujours soutenue ; il disait : « Jordina, c’est bien ! Continue ». Alors j’ai continué… » Petit à petit, elle se sent de plus en plus à l’aise. Son bagage classique s’incorpore lentement dans sa pratique de l’improvisation libre. Ses certitudes s’effondrent : « Lorsque j’étais dans le milieu de la musique classique, je pensais que tout avait déjà été dit et écrit. Je considérais tous les grands compositeurs classiques comme des génies qui avaient marqué à jamais l’histoire de l’humanité. Il n’y avait donc, pour moi, plus rien à ajouter. Heureusement, ma façon de voir les choses a changé depuis. J’étais jeune ! (rires). »
Au printemps 2017, elle enregistre un premier album en solo, Males herbes, qui sortira l’année suivante sur le label d’Agustí Fernández, Sirulita Records. « Ce fut un moment merveilleux. Cela m’a permis de mieux me connaître. Lorsque l’on joue en solo, tout vient de vous, vous n’avez pas d’autre stimulus sonore que ceux que vous produisez : c’est assez déstabilisant et en même temps hyper formateur. Si je réécoute l’album aujourd’hui, je mesure l’étendue du chemin parcouru. »
- Jordina Millà © Michel Laborde
L’année suivante, Jordina devient mère et s’établit en Allemagne, à Munich. C’est à cette époque qu’elle enregistre un duo avec son mentor Agustí Fernández : « C’était génial ! Le piano est un instrument incroyable ; une fois que vous entrez dans le piano, le monde se multiplie. Alors imaginez avec deux pianos ! C’est un terrain de jeu formidable. Encore plus avec un musicien comme Agustí. Nous avons pris énormément de plaisir à enregistrer cette musique ». L’album s’intitule When Forests Dream et sort en 2020 sur le label Sirulita Records.
Depuis, elle a joué avec de nombreux musiciens improvisateurs comme Axel Dörner, Almut Kühne ainsi qu’avec ceux de la trépidante scène barcelonaise comme Don Malfon, Ramon Prats ou Albert Cirera. En 2022, elle sort un album en duo avec un des maîtres européens de l’improvisation, le contrebassiste anglais Barry Guy. Baptisé String Fables, l’album est sorti chez les Polonais de Fundacja Słuchaj. « Jouer ensemble, c’était le paradis ! Tout était possible ! Tout était ouvert ! Barry est un musicien fantastique et il y a une énorme compréhension musicale entre nous. »
Nous expérimentons la musique dans le temps et la danse dans l’espace.
Aujourd’hui Jordina Millà multiplie les expériences dans tous les champs artistiques possibles. Elle travaille notamment avec des compagnies de danse : « C’est très enrichissant. Moi aussi j’aime danser et me connecter avec mon corps. Faire de la musique avec des danseurs professionnels permet un travail approfondi sur le temps et l’espace. La musique et la danse sont de natures différentes. Nous expérimentons la musique dans le temps et la danse dans l’espace. Toutes les nuances entre ces deux notions me fascinent et m’influencent. »
On l’a entendue récemment en France à Jazz à Luz en trio avec la percussionniste Núria Andorrà et la danseuse Sònia Sánchez.
Depuis peu, elle a quitté l’Allemagne pour s’installer chez les voisins autrichiens, à Salzbourg. Quand on demande à Jordina quels sont ses projets, elle répond : « Continuer encore et encore, jouer : c’est à la fois mon moteur, mon métier et ma plus grande passion. J’ai énormément de chance de pouvoir faire cela et ça me donne une certaine responsabilité. J’ai hâte de rencontrer et de jouer avec de nouveaux musiciens mais également de faire avancer mes différents projets. »