Entretien

Han Bennink

un batteur de la première génération du free européen oscillant entre toutes les tendances et histoires du jazz.

Han Bennink est un batteur de la première génération du free européen oscillant entre toutes les tendances et histoires du jazz.

Le batteur hollandais Han Bennink est pareil sur scène et en dehors : il parle comme il joue et il joue comme il peint. Les phrases fusent, les idées se chevauchent, les fils conducteurs s’entremêlent.

Pour cet aficionado de duos, l’interviewer est un sparing-partner de plus : Bennink ne sait pas suivre docilement le chemin soigneusement construit par mes questions. Quand il est vraiment, il est aux commandes, créant ses propres chemins et faisant fi de ma logique. La relation entre questions et réponses est variable et parfois ténue. Bennink a envie de parler, mais s’impose de manière si sincère et entière, sans retenue, qu’il n’y a rien d’arrogant ou de sec. Bref, Bennink, c’est un mec cool.

A l’entracte du concert de Soft Nose (Eric Boeren, tpt ; Michael Moore, saxes, cl ; Jilbert de Woode, bass) nous nous retrouvons dans un sous-sol exigu aux murs de béton nus agrémenté d’un chauffe-eau bourdonnant. “J’ai 59 ans à présent. J’adore aller jouer. Et maintenant nous sommes assis ici dans cette loge luxueuse. D’autres gens de 59 ans diraient : ‘J’en ai marre ! Je refuse !’ J’adore ça,” dit-il avec un grand sourire.

Bennink parvient tout de même à rendre ce sous-sol et ce bar particuliers : “Jouer deux fois en cinq jours à Bruxelles, ça ne m’arrive que deux fois en 500 ans ! Faut être content. Et j’arrive encore à trouver mon chemin dans Bruxelles ! C’est pas incroyable, ça ?"

Quelques jours avant ce concert, Bennink a joué avec le pianiste Cor Fuhler à l’Université Libre de Bruxelles. Cette représentation nous aura permis de voir plusieurs facettes de sa vie artistique : il a créé une installation visuelle au sol et plus tard a laissé tomber une longue perche sur ses cymbales depuis les rideaux de la scène, entre autres tours. Ceci constitue une occasion pour lui de parler de sa vision de la musique.

“Je viens à Bruxelles pour jouer en duo avec Cor Fuhler. Je ne connais pas la salle, je ne connais pas la qualité de l’acoustique, je ne sais pas ce qu’il y a là. Je ne connais pas les vibrations, j’espère seulement qu’elles soient bonnes. Et ça se passe. Ce que tu as vu était de la composition instantanée véritable. Il n’y avait pas d’intention préalable, je n’ai rien imaginé à l’avance. C’est juste ce que c’est.”

Les facéties scéniques de Bennink sont drôles, mais servent aussi complètement la musique de façon surprenante. D’ailleurs, il est très conscient du danger de devenir un phénomène de foire. “Mon impact visuel, avoir les carrés sur le sol… Je travaille un peu là-dessus, mais ça n’arrête jamais la musique. Dès que ça arrête la musique, je n’y suis plus. Si les gens me disent, ‘Pourquoi ne joues-tu pas un peu plus sur le sol, contre le mur ?” Parce que ce n’était pas possible, la musique ne m’a pas laissé le faire, tu sais. Ce n’est pas un tour de magie ! C’est quelquechose d’autre et les gens ne voient pas cela.”

J’aime à appeler Bennink un “chercheur sonore” parce qu’il est extrêmement conscient des relations entre les sons. L’on peut presque voir son esprit travailler, analysant et créant de nouvelles possibilités sonores et rythmiques. Sauf que le terme “chercheur” est bien trop sérieux pour Bennink. “Si je me déplace de la batterie à autre chose, je change les sons, le son du groupe, tous les sons dans la salle ! Ils pensent toujours ‘Ah ! maintenant le batteur quitte la batterie pour faire autre chose. Ca, c’est du spectacle.’ Ca n’en est pas ! Vous devriez écouter !”

Le père de Han Bennink était percussionniste dans des orchestres locaux. Il a fait ses premières armes en suivant son père au studio. A douze ans “Parfois je jouais de petites parties. Je n’ai jamais su lire la musique, mais je faisais des choses ici et là. Je joue toujours par cœur, désolé. Mon père m’encourageait tout le temps à apprendre à lire, mais je ne l’ai jamais fait. Mais je m’amusais beaucoup car après un quart d’heure la section de trompettes avait les lèvres lâches, ils devaient aller jouer aux cartes, alors je jouais tout seul dans le studio."

“Mon père était un grand fan de Benny Goodman et Coleman Hawkins. Alors en tant qu’enfant mes premiers disques étaient ‘Sing, sing, sing’ (Gene Krupa et Benny Goodman), mais aussi Little Richard. Quand j’ai commencé à m’intéresser au swing, c’était la musique de l’époque. A mon époque c’était Little Richard, c’était Bill Haley. Ca swinguait, ça swinguait.”

Voici un petit détour par les enfants, les péniches, les éléphants et la musique d’aujourd’hui. “Comme maintenant, c’est le hip-hop. Maintenant c’est [il chante un rythme techno], ce genre de beat, tu sais. Mes enfants écoutent cette merde. Quand ils étaient jeunes et que nous vivions sur une péniche, à chaque repas je mettais cet enregistrement de rugissements de lions ou d’éléphants et tout ça. ‘Allez papa ! On peut pas écouter ça !’ Alors maintenant ils écoutent des beats technos avec des éléphants par-dessus. Foutez-moi la paix !”

L’ancrage de Bennink dans le jazz classique s’étend jusqu’aux aspects apparemment les plus inattendus de son jeu, comme utiliser son pied pour varier la tonalité de ses toms. “Ce truc, c’est très bizarre. J’ai vu les Pygmées d’Afrique le faire. Ils le font parce qu’ils s’assoient sur les tambours et le font juste avec les talons. Et il y a un vieil enregistrement de Baby Dodds, tenu pour être le premier batteur de jazz, en 1937. Et ensuite je l’ai fait, puis Joey Baron m’a vu le faire et Joey le fait à présent. En ce qui me concerne, je le tenais plus ou moins de Baby Dodds. Ce qui n’est pas tout à fait vrai, car j’ai vu Lionel Hampton danser sur des toms basse en 1954 ! C’est tout du putain de show. Il doit y avoir du show. Quand ça donne un peu de musique, ça me va. Un pied sur le tom, un peu sur votre cou ou un pied sortant de votre braguette, peu importe.” Il y a toute une histoire alternative de la batterie jazz dans la tête de Bennink qui s’exprime dans son jeu !

Combinant show et musique, il nous entraîne dans un voyage passant par Sonny Greer, les filles et retournant à la batterie. “La batterie, ça fait beaucoup de bruit. Tu as la caisse claire, la grosse caisse, les toms. Mais tu peux aussi avoir les timbales, comme Sonny Greer mais qu’il n’utilisait presque jamais. C’était juste une sorte de grande pub. Et il avait tout un fatras. Il n’y avait pas d’espace pour mettre une batterie ! Ils devaient mettre un orchestre de vingt musiciens, alors. Et en réalité, quand je l’ai vu jouer, c’était surtout caisse claire, toms et une cymbale. C’est tout du show du Cotton Club. Mais je suis d’accord, la batterie couvre une zone très large, tu peux jouer dans le théâtre, tu peux jouer des sifflets, tu peux jouer… des cymbales chinoises, tout ce que tu veux.

“Mais parfois maintenant, je dois avouer, où que tu joues, si tu joues devant un public, tu divertis, tu joues. Et je vois des filles, et je fais [jette un regard malin sur le côté] et elles aiment vraiment ça. Et, quelques secondes après, j’adore regarder de nouveau, pour voir si elles aiment encore. J’essaie de rester concentré. C’est ce genre de jeu."

“En tant que batteur tu es comme une centrale, très haute, une sorte de Tour Eiffel. Et toute l’information te pénètre. Tu laisses ceci et tu lâches cela à cause du processus musical. Je ne peux en dire plus. Par exemple ce soir, je vais au bar et un gars me dit : ‘Pourquoi vous jouez si fort ?’

[La main autour de l’oreille] ‘Quoi ?’

[Plus fort] ‘Pourquoi vous jouez si fort ?’

Je dis : ‘Quoi ?’

[Encore plus fort] ‘Pourquoi vous jouez aussi fort ?’ et puis j’ai fait ça [geste de la main]. Je veux dire, je n’y peux rien.

“Je suis dans un processus et j’aime vraiment la batterie rugissante. J’accompagne d’une manière différente. Je ne suis pas la batterie à l’arrière, je suis la batterie… Allez ! Les Tambours ! Tu sais, les premiers instruments au monde. Foutez-moi la paix !

“Je te dirai ceci : quand je pourrai décrire ce que je joue, je ne jouerai plus de putain de batterie. Je pourrai juste écrire de page en page ce que je fais. Mais c’est de la musique. Je ne peux pas le faire. C’est pour ça que je dois le faire à nouveau, au deuxième set.

Son expérience de l’école des beaux-arts fut fondamentale dans la vie de Bennink. Elle l’a aidé non seulement à créer de nombreuses pochettes de disques, y compris celle du dernier album de l’Instant Composers Pool, “Oh My Dog !”, mais lui a également donné un fort appétit pour la découverte.

“Je viens des beaux-arts, et mes influences viennent de là. Le Pop Art come Kars Olumburg : baguettes géantes, baguettes molles, baguettes longues, attends, n’attends pas, joue très vite, joue très doucement, joue fort, joue incroyablement doucement, fais ceci, fais cela. Tout y est ! Tout est dans le putain de processus, tu sais. Mais je ne peux pas le prévoir, je ne veux pas en faire un programme.

“Je me suis beaucoup intéressé, par exemple, à l’art africain, l’art de la Nouvelle-Guinée, l’art Indien de l’Amérique du Nord. Mon intérêt ne se portait pas uniquement sur l’art, mais aussi sur la musique, alors je l’ai écoutée très jeune. A 18 ans, j’avais déjà joué la musique indienne, raga et tous les joueurs de tablas connus. Plus tard j’ai rencontré des gens d’Afrique. Les vrais gens d’Afrique. J’ai beaucoup joué avec un maître percussionniste de la Guinée-Bissau, Faudé Ula. J’ai aussi rencontré Louis [Moholo] et Chris [McGregor] et tout ce club [Sud-Africain]. Et ça m’a beaucoup affecté. J’ai vu Louis pour la première fois en 1960 en Hollande avec le New York Art Quartet. C’était John Tchicai, Roswell Rudd et Louis et ça sonnait super ! J’ai aussi vu l’ Ornette Coleman Trio avec David Izenzon et Charles Moffett. Je préférais le New York Art Quartet de beaucoup."

Il y a eu d’autres rencontres importantes, à commencer par Eric Dolphy, avec qui Han Bennink a réalisé son deuxième enregistrement. “Avec Dolphy, je jouais encore vraiment le temps. Des pièces très difficiles pour moi à l’époque, en 5/4, 6/4, 7/4. J’ai mélangé les temps plus tard avec Peter Brötzmann et Don Cherry. Nous avons même enregistré trois CDs, alors je connais Don. Aussi son fils, qui est connu maintenant, Eagle-Eye, que j’ai connu quand il avait deux ans. Et je connais Neneh, qui avait un an. Don était incroyable…

Mon plus vieux compagnon est bien sûr Misha Mengelberg. Ca fait 42 ans que je joue avec lui. Les seuls gens dans le jazz qui puissent en dire autant sont Harry Carney, le baryton de Duke Ellington, et Duke Ellington lui-même ! Donc, c’est une longévité incroyable.”

“En janvier, je vais en Ethiopie pour un mois et je joue déjà avec des musiciens de là-bas. J’ai rencontré plusieurs personnes d’Ethiopie et ils admirent mon style. Ce n’est pas facile, mais pas si complexe, le rythme là-bas. Nous espérons vraiment enregister quelque chose, nous l’espérons vraiment. J’y vais en solo. Avec moi il y a un groupe punk de Hollande, The Ex. Teddy Ex est à fond dans la musique éthiopienne. Il est dans cette série, Ethiopiques et c’est genre 9 volumes [un dixième vient d’être édité, intitulé “Tezeta – Ethiopian Blues & Ballads”] sur la musique éthiopienne après Hailé Sélassié et c’est beau. Ecoute-le. C’est sur le label Buda.”

L’album du ICP “Oh My Dog !” est dans les bacs. D’après Bennink, c’est “le meilleur de tous les enregistrements en grande formation de l’ICP !”