Chronique

Brötzmann / Schlippenbach / Bennink

Fifty Years After

Peter Brötzmann (ts, cl, tarogatò), Alexander von Schlippenbach (p), Han Bennink (dms)

Label / Distribution : Trost Records

Le free jazz est une course de fond, elle mature avec le temps et l’expérience : on commence toujours par penser vitesse et on finit par gérer les accélérations et les bousculades en bout de piste. C’est en tout cas le postulat des trois légendes qui se réunissent dans ce disque qui vous tombe dessus comme un pan de l’Histoire ; le plus apte à faire des gravats et à s’abstenir de poussière. On ne peut guère leur donner tort, au regard des forces en présence. Fifty Years After, 50 ans après, voici toujours les Allemands Alexander von Schlippenbach (81 ans) et Peter Brötzmann (78 ans), accompagnés par le Hollandais Han Bennink (77 ans), qui s’époumonent à revendiquer leur liberté. « Fifty Years After » est l’occasion d’un défilé d’apparat : Brötzmann au ténor mène toujours les débats avec une puissance rocailleuse. Sans doute moins déflagratrice que par le passé, la Machine Gun n’a rien perdu de sa superbe, notamment lorsqu’elle est soutenue par l’agile main gauche du pianiste.

Ce premier morceau, enregistré dans un club de Brême, est comme un manifeste qui témoigne des connaissances et des rencontres accumulées par ces valeureux vétérans. C’est Schlippenbach qui œuvre avec le plus de souplesse, intégrant des motifs contemporains à ses habituelles références monkiennes. Cela incite Bennink à jouer par moments avec placidité, comme pour faire le liant. La complicité fait le reste, comme on l’entend dans le superbe « Street Jive » où le piano sort de ses tréfonds un swing cabossé et volontiers cubiste que Bennink soutient en faisant danser ses peaux. On pourrait penser que Brötzmann déboule pour secouer tout ça à grand coups d’épaule. Il ne fait qu’attiser des flammes déjà bien nourries par le frottement permanent… Ces « Frictional Sounds », aussi bruts que subtilement équilibrés, qui définissent on ne peut mieux ce magnifique document proposé par les Autrichiens de Trost Records.

50 ans, on pourrait chipoter. Si l’on remonte le fil du temps et des discographies, on date à 1967 la première rencontre entre Brötzmann et Schlippenbach dans le Globe Unity Orchestra, et à 1969 la présence du trio chez Manfred Schoof (European Voices). Peu importent les dates, cette musique est absolument intemporelle. Elle se moque des modes comme d’une guigne, elle agite, elle étreint, elle chahute avec une fraîcheur qui ne tient pas compte du temps qui passe. Dans le flux qui anime ce live, il y a tant de souvenirs qui défilent et s’hybrident, de Alarm, le disque de 1983 où la batterie était tenue par Louis Moholo à The Living Music, ce monument de Schlippenbach qui les réunissait tous les trois… Ce qui interpelle ici, c’est la fougue et la décontraction qui exsudent de « Bad Borrachos » et son ouverture flamboyante à la batterie. Ceci n’est pas un dernier tour de piste. La cloche n’a pas sonné. Les coureurs sont au coude à coude, les lièvres sont depuis longtemps rentrés au vestiaire. Ce qui reste à conquérir, ce n’est pas un podium, c’est la liberté collective. Et ces musiciens savent mieux que d’autres qu’elle n’est jamais acquise sans se démener.