Chronique

Bailey / Bennink / Parker

Topographie Parisienne

Derek Bailey (g), Evan Parker (ss, ts), Han Bennink (dms, objects)

Label / Distribution : FOU Records

Comment mieux entretenir un mythe que de lui permettre de perdurer ? Quand on s’intéresse aux musiques improvisées, il y a un nom qui revient souvent, synonyme d’âge d’or : Dunois. Un théâtre parisien, désormais voué à d’autres publics, mais qui a été dans les années 80 une sorte de cœur palpitant. Imaginez, avec quelque aide-mémoire, ce que pouvait être ce lieu. Internet se remémore les années 82-87. Et pourtant, avec une pointe de jubilation, Jean-Marc Foussat se souvient de ses enregistrements d’avril 81. Nous étions encore sous Giscard. Une éternité. Sur la scène du petit théâtre se jouait une dramaturgie que Michel d’Ornano n’aurait pas davantage compris que Jack Lang : trois esprits frappeurs de la scène improvisée se retrouvaient onze ans après Topography of The Lung, acte d’indépendance de trois Européens. L’Europe s’est faite souvent plus facilement en dehors des institutions. Evan Parker, saxophoniste extatique et britannique, Han Bennink, batteur batave de Dolphy et de l’Instant Composers Pool et Derek Bailey, guitariste révolutionnaire né à Sheffield en 1931, sont des exemples idéaux de cette capacité à oublier le temps et à le faire briller.

Cela vaut bien un coffret, sans doute ; c’est ce que « Bailey Bennink Duet » impose, avec force. Elle se déchaîne comme un orage, les fûts cognés avec la même virulence que les cordes. Parker est en tapinois, prêt à surgir ; il le fera dans un « Parker Solo 1 » qui le représente avec évidence et force. Son solo est tout en heurts et en rocaille. La batterie et la guitare ont moins besoin de solennité : dans les quatre disques que donne ce concert immense et tonitruant, Bailey joue parfois avec dureté, et sa liberté totale ne s’épargne pas le heurt. A l’entendre ferrailler avec le ténor de Parker, (« Bailey-Parker »), on prend conscience qu’à l’orée des années 80, la guitare de l’Anglais absorbe plusieurs décennies de dissonances et pose les bases d’un nouveau langage que de nombreux musiciens ont fait leur, à commencer par Mary Halvorson. La guitare s’exonère de tout rôle mélodique. Elle frappe, elle encercle, elle laisse le saxophone incarner la flamme vacillante de la liberté, vite rattrapé par le tonnerre du batteur (« Bailey-Bennink-Parker 1 »). Les dispositifs de tension sont très forts. Ils emportent l’assistance de l’époque avec le même enthousiasme qu’aujourd’hui.

Lorsque Fou Records sort un album à la pochette noire et rouge, c’est qu’il s’agit d’une archive indispensable. Ici nous avons tout : la rage, la puissance, la frustration ou la douleur réunis en une expression libre et pleine d’émotion. On y découvre l’humour également, indispensable à un tel équipage et qui se nourrit des éclats de Bennink, capable de se saisir à tout moment de n’importe quel instrument, y compris s’il peut tourner à la farce. Ce 3 avril 1981 au Dunois est la symbiose entre le besoin d’être turbulent et la nécessité d’être créatif. Il permet aussi à Bailey de présenter une facette un peu plus rugueuse, et de développer un langage qui, s’il nous semble familier aujourd’hui, étonnait par sa radicalité à cette époque. L’alliance du trio est forte, ancienne, puissante, elle se révèle dans ce magnifique coffret. Plus qu’une documentation de qualité, c’est un tournant important que nous offre la captation méticuleuse de ce soir de Dunois.