Sur la platine

Henri Roger : l’art et la matière

Tour d’horizon des dernières productions du pianiste Henri Roger


Henri Roger, photo Laurent Poiget

Insatiable créateur, le pianiste Henri Roger investit le monde numérique avec une gourmandise qui n’a d’égale que sa capacité à proposer de nouveaux projets. Avec une régularité digne des stakhanovistes les plus forcenés, il vient de publier deux albums sur bandcamp courant janvier. Ils font suite à six productions sur l’année 2019.

Installé à Monaco et fort d’un parcours riche de rencontres qui l’a vu côtoyer Catherine Ribeiro durant les années 70 puis Barre Phillips, Jean-Louis Méchali ou encore Bruno Tocanne, le pianiste (et aussi guitariste) Henri Roger n’a cessé d’être actif sur la scène des musiques créatives, principalement improvisées, durant ces dernières années. En solo pour des expérimentations au piano, où il donne libre cours à une approche liquide de l’instrument qui évoque élégamment les mouvements des masses d’eau au fond des mers (Sunbathing Underwater), il enregistre également auprès de quelques francs-tireurs patentés.

Henri Roger © Laurent Poiget

Que ce soit au côté Didier Lasserre et Benjamin Duboc sur le poétique Parole Plongée, lui aussi très liquide, où l’interaction entre les trois musiciens se fait en état d’apesanteur au gré des déplacements de chacun, ou encore pour deux duos (Siderrances et Speed) avec le guitariste Noël Akchoté dans lequel l’un et l’autre, à la guitare, se cherchent, se poursuivent, se heurtent avec une variation permanente dans les effets de vitesse, Henri Roger aime se confronter à son semblable comme en témoignent les nombreux duos auxquels il participe. Avec Akchoté donc, mais également avec le musicien gabonais Jean-Baptiste Boussougou ou le chanteur corse Marcel Bataillard avec qui il confronte la pratique du chant traditionnel à celle du piano le plus aventureux (quoique toujours nuancé).

Le sommet de ces rencontres taillées dans le vif est certainement celle qui l’associe au grand maître ès-bidouillages sur synthétiseur : Jean-Marc Foussat. Courant de loques et de vents, D’une couleur rouge tendre et Arbre évasif rendent compte de leur amicale confrontation. Ensemble, ils construisent des montagnes, les creusent de galeries, et finissent par tout faire pour qu’elles s’effondrent à grand renfort de processus inventifs nés dans l’excitation de l’instant. Vous pouvez retrouver une présentation de l’intégralité des disques évoqués ici sur le site d’Henri Roger. Tout y est dit et de larges extraits sont accessibles.

Dernièrement, le musicien s’est recentré sur une pratique solitaire mais tout aussi créatrice. Adepte des instruments manipulateurs de sons - synthétiseur, modulateur et autres ordinateur - et toujours à son piano, il dresse des fresques où il explore des sonorités électroniques composites. Matière concrète dans laquelle on peut reconnaître un timbre familier mis en variation libre (guitare, piano, cordes), il agglomère des strates en bloc homogène. On découvre d’intéressants effets de surimpression ou des phénomènes d’échos aléatoires qui donnent beaucoup de perspective à ces matériaux.

L’ensemble de ces propositions aux évidentes propriétés jouissives se déploie lentement dans un état atemporel. S’inscrivant dans des cellules répétitives, elles-mêmes fluctuantes, elles permettent de progresser sans avancer, les structures rythmiques qu’elles contiennent étant les ingrédients qui permettent, là encore, un jeu sur les vitesses et la vitalité des timbres. Cette « progression immobile » n’est pas le moindre des paradoxes et un des intérêts de cette musique. Sans intellectualisme aucun, avec un plaisir certain pour l’auditeur, le travail de Henri Roger est celui d’un sculpteur musical. On y entend ce qui devrait être le plaisir ontologique de tout musicien : celui de créer et manipuler des objets vibratoires.