Tribune

I’m Black & Proud, & Poilu !

Les soldats africains et africains-américains dans la Grande Guerre


La « der des der », qui ne le fut pas hélas, a brassé les hommes et les femmes, les classes sociales (pas toujours), elle en a fait des soldat(e)s de toutes origines, parmi lesquels des Africain(e)s d’Afrique, des Africain(e)s-Américain(e)s à partir de 1917, des militaires en provenance de toutes les colonies françaises. Et tant d’autres, alliés et partenaires de cette effroyable tuerie. Ce brassage aura aussi apporté le jazz en France, ou du moins la musique qui se nommait déjà ainsi, par l’intermédiaire des soldats-instrumentistes noirs du 369° régiment d’infanterie US, dont la musique était dirigée par James Reese Europe. Coup d’œil sur les livres qui vous en diront plus, avant qu’arrive l’année de la grande et ultime commémoration : 2018

L’image qui figure en tête de ce petit article est celle de la couverture d’une bande dessinée titrée Les Harlem Hellfighters [1], sous la plume de Max Brooks et des dessins de Caanan White. Le trait de dessin est agressif, le story-board digne d’un film d’action hollywoodien, avec grands angles, contre-plongée et explosifs à toutes les pages. L’histoire est romancée, comme pour un bon scénario à l’américaine, avec des méchants très méchants et des gentils super sympas, et on est triste quand ils meurent. Cette bande dessinée, vous l’aurez saisi, n’est pas indispensable. Augmenté de quelques notes historiques, cet ouvrage traduit de l’américain conduit « naturellement » vers la lecture du livre de Thomas Saintourens Les Poilus de Harlem (L’épopée des Hellfighters dans la grande guerre), paru en 2017 chez Tallandier (224 pages).

Laissant aux lecteurs de Citizen Jazz tout loisir de lire et de découvrir ces mots, ces choses et ces images en détail, je rappelle quand même deux ou trois faits essentiels, aux abords de l’année 2018 qui verra les dernières grandes manifestations honorant l’amitié Franco-Américaine, et tout spécialement l’arrivée du jazz dans les ports français de l’Atlantique, Brest, Saint-Nazaire, Nantes, Bordeaux (Bassens), etc. Et d’abord que le premier disque de jass (ainsi orthographié) est paru en 1917 (enregistré le 26 février à Chicago par un groupe d’instrumentistes blancs), l’orthographe jazz s’étant imposée très vite puisque dès la fin de l’année c’est elle qui prévaut.

Rappelons ensuite que ce que les spectateurs de Brest, St Nazaire, Nantes, Aix-les-Bains et autres villes de France ont découvert dès janvier 1918 (le concert de Nantes occupant une place particulière parce qu’il a été documenté de façon détaillée par la presse locale) semble plus probablement proche du ragtime. Il n’empêche : le directeur musical du 369° RIUS se nommait James Reese Europe, il avait été choisi pour ses talents de chef d’orchestre et de directeur musical, il avait su constituer une phalange à la fois noire et brillante (faisant appel entre autres pour les cuivres à des musiciens portoricains) et sa façon de jouer et de diriger « La Marseillaise » sur le mode ragtime était de nature à laisser les premiers auditeurs sur le flanc. Découvrez la suite, l’épopée incroyable de ce régiment « black » qui fut envoyé au front après quelques mois et un entrainement succinct, leurs exploits guerriers (en particulier ceux du soldat Henry Johnson), la décoration de la Croix de Guerre qu’ils ont méritée (la seule donnée par la France à un régiment US), le refus de les voir défiler en novembre à Paris, mais leur triomphe à New York, et la suite, le retour au pays espéré et craint. Car le racisme américain ne s’était pas envolé avec les débuts de l’aviation militaire…

Quasiment passé sous commandement français, entre autres parce que le général Pershing, commandant en chef des troupes US, était d’un racisme exacerbé [2], le 369° RIUS a donc combattu aux côtés des troupes françaises, et on dit que c’est là que les militaires noirs ont « découvert » la présence de frères africains de couleur qui ne parlaient pas du tout l’anglais !

Ce qui me ramène à l’autre aspect de cet article : les combattants africains issus des colonies françaises.

Je dois de m’être intéressé, de façon bien insuffisante j’en ai conscience, à cette dimension de la guerre 1914-1918, à un Bordelais, militant de la première heure de la cause du souvenir, non seulement de la présence africaine pendant la WW1, mais aussi (et en un sens d’abord) de la période de la traite des esclaves au XVII° et XVIII° siècles, entre autres mais de façon importante, à Bordeaux. Karfa Sira Diallo, directeur de l’Association « Mémoires et Partages » (son site à découvrir ici) a organisé dès 2016 une rencontre sur l’arrivée du jazz à Bordeaux, il m’a régulièrement invité à prendre part à ce qu’il mettait en place dans ce sens, et j’y ai répondu de mon mieux. C’est à lui que je dois nombre des lectures récentes sur ce sujet, et particulièrement celles de trois bandes dessinées que je me contenterai de citer, car je ne suis guère en mesure de les apprécier, au sens critique du terme.
Toujours est-il que mon rayon BD, jusque là dominé par La Note Bleue, auquel je joindrai seulement les trois Zozo qui me restent de ma très tendre enfance dacquoise (dont un Zozo en Afrique très orienté zoulou) [3] s’est donc enrichi soudain de trois beaux volumes de dimension 32 X 23. « Demba Diop » (La Force Des Rochers), ed. Physalis (Histoire écrite par Tempoe, dessins de Mor, couleurs de Florent Daniel) dont la page 48 est consacrée, sous le titre « La Force Noire » à un très bref (mais utile) rappel de ce que nous devons à ces hommes, « Sang Noir » de Frédéric Chabaud et Julien Monier (ed. Physalis 2013), dont les pages 94 - 97 font aussi rappel un peu plus explicatif de cette période, et enfin le numéro un de l’Homme de l’Année qui fut consacré tout début 2013 au « soldat inconnu », avec l’heureuse incertitude qui en fait, au-delà des passions humaines, possiblement un descendant africain. Comme nous tous d’ailleurs, si j’en crois les anthropologues (ed. Delcourt, scénario de Fred Duval & Jean-Pierre Pécau, dessin et couleur de Mr Fab, couverture Manchu & Fred Blanchard).

Revenant à la question de l’arrivée du jazz en France, je veux signaler aussi que tous les bons livres parus sur l’Histoire de cette musique en France font place, brève ou développée, à cette période 1917-192 ?. Je laisse le dernier chiffre à compléter, car les troupes US ne sont pas reparties tout de suite après l’Armistice 1918 (sept étoiles au chef-d’œuvre de Bill Carrothers joué et enregistré sous ce titre), et ont donc joué du jazz partout en France, de façon assidue, au début des années 20, sous la protection des troupes qu’on ne saurait appeler d’occupation, mais qui n’étaient pas non plus de libération.
En tous cas pas des anciens esclaves, dont les plus chanceux sont restés, ou revenus, chez nous.

J’en aurai donc fini en signalant le travail en cours de Marion Raiffé, enseignante et contrebassiste, qui vient de soutenir avec brio un mémoire de master en musicologie sur ce sujet. Elle est en train de revoir, de relire et de complémenter, son travail initial. Sans cette récente rencontre, qui m’a donné l’occasion de constater à quel point la rigueur de la recherche était un bien précieux, je n’aurais sans doute pas pu, ou voulu, écrire ces quelques lignes. En espérant avoir ouvert quelques voies, sans pour autant trancher, évidemment.

par Philippe Méziat // Publié le 24 septembre 2017

[1Les combattants du diable de Harlem, ed. Pierre de Taillac, 261 pages, mars 2017

[2Il semble attesté que dans les premiers temps de l’engagement US, les soldats noirs ont été cantonnés à des tâches subalternes (nettoyer les saletés, creuser, déblayer, remblayer, etc.), et exclus des zones de combat au motif qu’ils étaient supposés de piètres combattants. Cela n’aurait duré qu’un temps.

[3Mais notez le redoublement des Z, comme dans Jazz