Portrait

Jazz Lieutenant on Patrol

James Reese Europe, héros de bande dessinée


Pour le centenaire de l’arrivée du jazz en France grâce aux orchestres militaires africains américains, de nombreuses manifestations ont eu lieu. L’hommage principal a été le Concert du Siècle le 12 février 2018 à Nantes, mais on a pu voir des expositions, écouter des concerts, des conférences, regarder des films et lire des livres sur le même sujet.
Aussi la sortie de la bande dessinée Jazz Lieutenant qui raconte la vie de James Reese Europe, le Roi du jazz au destin si singulier, est un évènement important.

L’atout majeur de cet ouvrage dessiné, c’est l’exactitude des informations. Même si les auteurs ont gardé la liberté de romancer l’histoire, les faits dont ils s’inspirent sont réels et les détails précis. Le dessin est réaliste, ce qui permet d’approcher une vision cinématographique et de donner vie à des scènes dont il n’existe aucune trace en archive.
Les trois auteurs, Malo Durand pour le scénario, Erwan Le Bot pour le dessin et Jiwa pour la couleur, se sont approprié cette épopée qui embrasse à la fois l’histoire du jazz, celle de la Première Guerre mondiale, celle de la ségrégation aux U.S.A et celles des Harlem Hellfighters, les héros africains américains.

Jiwa, Erwan Le Bot et Malo Durand

Jazz Lieutenant est la seule bande dessinée consacrée à James Reese Europe, considéré — de façon légendaire — comme le Roi du jazz, celui par qui cette musique est arrivée en Europe. Pour Citizen Jazz, les trois auteurs répondent aux questions et racontent comment ils ont fabriqué cet ouvrage.


- Que pensez-vous de James Reese Europe ? De l’homme, du militaire, du père de famille ?

Malo : C’est une personnalité qui force le respect par son engagement militant.
Au cœur de notre projet il y avait cette question : que diable allait-il faire dans cette galère ?

En d’autres termes pourquoi cette figure du Broadway des années 10, cet entertainer incontournable de la scène de l’époque, s’est-il mis en tête de prendre part à l’engagement militaire américain dans la Grande Guerre ? Il n’a pas hésité à remettre en cause ses fragiles acquis new-yorkais pour un idéal plus grand que lui, en se plongeant, comme à son habitude, dans l’action concrète. Sa nature et les circonstances historiques ont visiblement relégué le fait de fonder une famille à l’arrière-plan de ses préoccupations.

Erwan : Les documents photographiques que nous avons consultés nous montrent toujours un Jim Europe à la stature impressionnante : il en impose, c’est incontestablement un leader charismatique, un meneur d’hommes, sans doute bien meilleur dans le maniement des instruments de musique que des armes, et c’est très bien ainsi.

- Que pensez-vous de sa musique ?

Malo : De « Too Much Mustard » (1913) à « Memphis Blues » (1919), il me semble qu’il suit la même ligne directrice quels que soient le contexte et la taille de l’orchestre : celle d’une musique enjouée, dansante, menée tambour battant, ponctuée d’effets jamais entendus auparavant. Encore trop corsetée, martiale ou prévisible pour entrer de plain-pied dans l’ère du jazz, mais assurément il est en germe.

Jiwa : Le son d’Europe a cet effet cohérent de masse sonore qui reste très plaisant, avant l’école Ellington ou autres orchestrations disons plus « individualistes ». Un son mural, plus « rock ». Ses compositions sont inventives et originales ; on y sent à la fois l’intérêt flagrant pour la musique classique et curieusement la rigueur militaire mais surtout une forme de boulimie, sans doute celle de l’époque bouillonnante et avant tout de cette réunion de talents qu’il a eu le luxe de rassembler autour de lui à coup d’auditions. L’idée de retranscrire des sons de guerre en fanfare, dans une chanson « comique » sur sa propre attaque au gaz (« On Patrol in No Man’s Land ») – il fallait un sacré tempérament !

Erwan : Dans un pays fatigué par quatre années de guerre et de souffrance, cette musique a apporté une énergie salutaire et nécessaire, l’espoir est de nouveau possible !

sa trajectoire étonnante n’en fait pas un héros d’épopée, mais plutôt de roman

- Vous avez choisi un dessin très réaliste, à partir de photographies en noir et blanc, où êtes-vous allés chercher les couleurs ?

Jiwa : Nous avons pris le parti de bien différencier cinq thèmes abordés avec des nuanciers différents, des gammes pour accentuer la lisibilité de l’album : la guerre, sombre, la musique et les scènes disons positives de liesse, multicolores, mais aussi le racisme, en monochromes ternes, les temps calmes et de transit plutôt dans les tons pastels, et enfin l’agonie de James Reese via des couleurs plus fauves, oniriques.
Pour les références, il y a la série de documentaires « Apocalypse » de Clarke et Costelle, ou les vieilles cartes postales ainsi que les nombreux tableaux, portraits et scènes de cette période (Bouchor, Sargent, Méheut…).
Mon activité de carnettiste me permet aussi d’inventer des lumières crédibles pour un rendu aussi réaliste que possible , le but était de coller graphiquement à cette narration immersive, à la première personne.

- Votre point de vue narratif est celui du lieutenant qui est finalement un de ceux qui ont le moins combattu (il n’a pas été décoré individuellement) et qui a pratiquement fait une « tournée » en France. Pourtant, dans le 369e, il y a pas mal de héros militaires. Est-ce que vous pensez que JRE est une figure d’anti-héros ?

Malo : Jim Europe ne peut sans doute pas être qualifié de héros militaire comme son camarade de régiment Henry Johnson qui a accédé très brièvement au statut de légende vivante à la suite d’un exploit guerrier (il a mis en déroute une vingtaine de soldats ennemis lors d’une attaque nocturne). Mais un anti-héros ? Certainement pas. Rappelons qu’il n’était pas seulement chef d’une fanfare militaire mais aussi lieutenant d’une brigade de mitrailleurs, et qu’il a fait l’expérience très concrète des tranchées au printemps 1918, ce qui l’a conduit à l’hôpital après une attaque au gaz.
Au-delà de ces considérations, sa trajectoire étonnante n’en fait pas un héros d’épopée, mais plutôt de roman…

Erwan : Ou d’une tragédie antique ! Il quitte une vie confortable afin de poursuivre un idéal, il répond à l’appel de l’aventure, il se donne une mission et parvient à revenir des enfers pour connaître une fin… absurde.

Le retour à New York en février 1919

- Comment se sont organisées vos recherches sur le sujet ?

Malo : Autour du livre de référence de l’universitaire américain Reid Badger, A Life in Ragtime, publié en 1995. Cette base nous a conduits vers des lectures complémentaires de témoins directs, notamment les mémoires du major Little (From Harlem to the Rhine) et de Noble Sissle (une hagiographie nommée Memoirs of Lieutenant « Jim » Europe).
Par ailleurs, comme nous sommes brestois – c’est d’ailleurs ce qui nous a mis sur la piste de Jim Europe – nous avons collecté les traces locales (de Brest à Nantes) du passage de son régiment. Sur le plan de l’iconographie, certaines digital libraries américaines permettent de trouver des documents intéressants.

Erwan : Quelques séquences vidéos extraites de films d’époque de l’armée américaine nous ont menés sur la piste de ces soldats afro-américains toujours relégués à l’arrière-plan, comme ce danseur de claquettes qui exécute un pas de danse sur le port de Brest alors que la caméra se focalise sur le déchargement du matériel de guerre.

- Est-ce que vous écoutez du jazz par ailleurs ? Si oui, quel est votre rapport à cette musique ?

Jiwa : Moi je suis un pianiste autodidacte, bercé par le jazz, mes parents m’ont très tôt amené voir Miles Davis, Petrucciani ou Trilok Gurtu en concert. J’écoute quasiment tous les styles de musique mais suis peu attiré par les grands orchestres : j’affectionne plutôt les formes minimalistes, jusqu’aux quintets disons.

Malo : Sans en être féru, j’écoute souvent du jazz, les classiques comme les créations plus récentes. J’aime le voyage intérieur, la méditation sonore que propose souvent la galaxie musicale nommée jazz, quels que soient ses courants. Au moment où je réponds à ces questions je découvre par exemple le Live Salvation de Tonbruket.

Erwan : Je découvre avec bonheur et curiosité, pour ma part, l’immensité de ce qui me reste à écouter en jazz ! Réaliser ce projet m’a permis de me constituer quelques bases musicales pour mieux comprendre l’histoire de cette musique, et en tant que dessinateur, l’écoute est un appel à l’image…
Graphiquement, c’est une musique qui me fait instantanément voyager.

- Que pensez-vous de l’appellation « Martin Luther King de la musique » ?

Malo : Cet hommage de son ami Eubie Blake me semble un peu disproportionné. Jim Europe ne porte pas un message de sagesse universelle imprégnée de foi religieuse. Même si elle ne manque pas de grandeur, sa vision émancipatrice est beaucoup plus pragmatique. Elle passe naturellement par la musique, pas seulement parce qu’il est musicien, mais parce qu’il pressent comme W.E.B Du Bois que l’émergence de la musique afro-américaine est un fait majeur qui peut bouleverser la culture occidentale. Dès lors il s’agit de s’organiser politiquement, d’abord au sein de la profession, pour gagner les mêmes droits que les blancs.

Erwan : Cela dit, il est permis de s’interroger sur ce que serait devenu Jim Europe s’il n’avait pas connu une fin tragique et prématurée… C’est une question sans réponse et c’est peut-être mieux ainsi, car tout est possible…

- Le personnage de Noble Sissle me fascine en tant que compagnon de route (un peu Sancho Pança, un peu Dr Watson), de guerre, de tournée et finalement de légataire de la légende. Qu’en pensez-vous ? Que vous inspire-t-il ?

Jiwa : Sa trajectoire est tout à fait captivante, comme d’autres destins croisés à travers cette histoire, aussi complexes et romanesques que celui de Jim Europe. Noble, je le vois comme un autre leader, sa carrière au music-hall après la guerre le prouve, mais peut-être était-il plus souple, plus doux que Jim Europe ? Je n’ose imaginer les affaires d’égos dans ces orchestres, Jim Europe en a d’ailleurs fait les frais !

Malo : Il y a un contraste physique amusant entre lui et Europe. De ses enregistrements des années 20 se dégagent l’élégance, la délicatesse d’un dandy espiègle. Et pourtant il devait être un solide camarade de route, car sa présence est visiblement indispensable pour Jim quand vient l’heure de l’engagement. J’ai le sentiment qu’il ne serait pas « parti à la guerre » sans lui. Il s’est incontestablement noué une amitié particulière entre ces deux hommes, comme en témoignent les mémoires de Noble sur cette aventure.

Erwan : Je ne me lasse pas d’écouter les enregistrements réalisés par Noble Sissle dans les années 30. Lors de mes recherches documentaires je suis tombé sur le morceau « Little White Lies / Happy Feet » où l’on peut voir un entertainer jovial à l’énergie communicative, et pourtant, c’est bien le même homme qui a connu la boue et le froid des tranchées quelques années auparavant, quelle leçon !

Le Concert du 12 février 1918 à Nantes

- La bande dessinée est comme le cinéma, elle permet de créer une réalité. Dans votre récit, vous illustrez des anecdotes qui ne sont documentées par aucune archive. Comment avez-vous procédé pour « inventer » cette réalité ?

Erwan : J’ai d’abord réalisé un storyboard à partir des séquences de scénario écrites par Malo : c’est une sorte de brouillon des pages qui nous permet de mettre en scène les idées et l’objectif de la séquence. Le dialogue joue un rôle très important à ce niveau-là, car il implique l’attitude et la gestuelle des personnages, d’autant plus que le format du médium bande dessinée nous oblige à être très concis.
Je me suis aussi constitué une solide base documentaire sur chacun des lieux et décors évoqués dans l’album, cette iconographie m’a permis de modéliser en 3D un certain nombre de ces décors afin de les adapter précisément aux cadrages pressentis à l’étape du storyboard.
C’est un travail fastidieux et passionnant, mais il faut savoir s’accorder une part de liberté et d’invention pour ne pas nuire à la fluidité du récit.

Concernant notre héros, l’effet de réel passe par un détail caractéristique et incontournable qui le rend immédiatement identifiable : ses petites lunettes rondes qu’il arbore aussi bien dans les salles de concerts prestigieuses que dans les tranchées.

- Avez-vous l’intention de continuer dans cette direction historique et musicale ? D’autres personnages vous inspirent-ils ?

Erwan : Il est un peu tôt pour en parler… mais nous nous intéressons à un étonnant personnage qui a très probablement croisé le chemin de Jim Europe à Harlem. Ce personnage, historiquement, a joué un rôle fondateur dans l’émergence d’un style musical devenu incontournable…
Il se trouve que j’ai également amorcé une ébauche de scénario avec le Hot Club Jazz Iroise, dans un contexte qui se situe après la disparition de Jim Europe ; il s’agirait de décrire les conséquences de ce conflit et d’évoquer le retour de bon nombre de musiciens afro-américains dans le Paris des années folles…

- Que pensez-vous de la BD de Max Brooks ? (en termes de dessin, d’angles de vues, de scénario)

Malo : Le récit ne manque pas de souffle, mais dans sa mise en images, marquée du sceau de l’esthétique des comics, Caanan White se livre à une surenchère d’effets spectaculaires qui nuisent aux trouvailles graphiques, à mes yeux.

Erwan : Je dois avouer que j’ai eu du mal à « rentrer » dans ce comics, notamment à cause de son découpage acéré qui, à mon sens, n’en facilite pas la lecture. Il y a comme un parti-pris d’agressivité dans le dessin qui semble ne prendre en compte que les combats dans les tranchées et la violence du conflit…

En termes de comics, je suis en revanche totalement admiratif du travail du dessinateur John Paul Leon et du scénariste Tom King qui ont collaboré sur une petite nouvelle mettant en scène Henry Johnson, autre héros des Harlem Hellfighters.
Sur le sujet existe également un magnifique album jeunesse, écrit par J. Patrick Lewis et illustré avec beaucoup de tact et de finesse par Gary Kelley.

par Matthieu Jouan // Publié le 18 novembre 2018
P.-S. :

Jazz Lieutenant
Un récit de Malo Durand
Mis en images par Erwan Le Bot
et enluminé par Jiwa

80 pages couleur (68 planches BD + 6 pages documentaires et de recherches graphiques) 21 x 28 cm Relié cartonné
En vente sur le site des Editions Locus Solus