Chronique

Ingrid Schmoliner & Hamid Drake

Awon Ona

Ingrid Schmoliner (p, voc) ; Hamid Drake (dms)

Label / Distribution : Klang Galerie

Il faut toujours compter sur Hamid Drake pour lever le voile sur la scène d’Europe Centrale. Toujours prompt à multiplier les rencontres et les concerts avec des improvisateurs, qu’ils soient hongrois ou d’autres contrés, le batteur américain nous permet aisément de remettre à jour nos propres géographies passionnées. Non que la pianiste –et vocaliste- Ingrid Schmoliner soit une inconnue : on se souvient, en 2013, de son Watusi avec Pascal Niggenkemper et Joachim Badenhorst. Mais ce genre de duo intense, fait de rythmes circulaires et de psalmodies profondes, à l’instar de ce que l’on entend dans « Aago » [1], est de ceux dont on se souvient longtemps. Il y a une intensité dans la voix, et un savant dosage entre une batterie très coloriste et un piano méticuleusement préparé pour appeler la transe. La voix tarde à venir, d’ailleurs, comme le point d’orgue d’une lente mécanique où chaque corde du piano prend vie à force d’objets, où le piano se hérisse de déviations de bois ou de métal, et où la batterie est pleine de trouvailles, captant tous les sentiments.

La voix de Schmoliner est un catalyseur. Un chamboulement puissant qui bouscule l’auditeur mais en aucun cas les forces en présence : les mains de Drake ne cessent de caresser les peaux des toms et le piano, soudain plus clair, tient une note lancinante qui ne se retient plus, comme le temps qu’on égrène. Un peu avant, dès l’ouverture d’Awon Ona, le duo nous propose « Ina », merveille de mécanique chamane ; le piano d’Ingrid Schmoliner vient des tréfonds, répétitif en diable sur une ligne de basse folle et fardée d’objets pendant que les cymbales de Drake servent de propulseurs. Mais les clusters d’une main gauche tellurique se déplacent, deviennent de plus en plus tortueux jusqu’à contraindre le batteur à créer lui aussi une mécanique inflexible, qui se confronte au piano. Loin de s’opposer, les flux s’imbriquent, offrant au duo un mouvement permanent qui écarte tout sur son passage. Même constat avec « E Dupe », à ceci près que les rôles s’inversent. Ici, c’est Hamid Drake qui façonne le matériau de départ, puis se laisse envahir par un piano carillonnant et de plus en plus vindicatif à mesure que le temps passe ; c’est Drake aussi qui donne de la voix et cette puissance étonne. Quels que soient les masques utilisés pour une danse qui s’apparente au rituel, ils nous emportent dans un univers sans répit, ballotés par un tsunami où tous les sens sont aux aguets.

Enregistré en septembre 2020 à l’occasion du Cerkno Jazz Festival en Slovénie, Awon Ona est une très belle rencontre entre deux musiciens très complémentaires et amoureux du rythme. Le duo s’offre le temps long sans tomber dans la démonstration ou la virtuosité inutile. Certes, « Gbogbo Ibi » qui clôt l’album est un bijou de maîtrise où Schmoliner fait de nouveau parler une main gauche diabolique et oblige le batteur à une incroyable débauche d’énergie, mais tout ceci est sporadique et s’ordonne avec le temps, celui qu’il faut pour que Hamid Drake se retrouve dans un univers familier et spirituel où il convie une pianiste décidément tout terrain. Il faut remercier le label autrichien Klang Galerie pour ce vivant témoignage et cette occasion de suivre de plus près la scène autrichienne.

par Franpi Barriaux // Publié le 13 février 2022
P.-S. :

[1« L’horloge » en yoruba, langue très présente au Nigeria, utilisée dans chacun des titres.