Scènes

Jazz sous les étoiles à Bouc-Bel-Air

Une soirée du festival Jazz sous les étoiles, le 8 juillet 2022.


Emmet Cohen Quintet

C’est dans le cadre somptueux des Jardins d’Albertas en contrebas du village so chic de Bouc-Bel-Air, situé entre Marseille et Aix-en-Provence, que l’association Jazz sous les étoiles a convié deux des valeurs montantes du jazz mondial, bénéficiant notamment de l’aide de Jean-Paul Artero (contrebassiste et ex-tenancier du regretté Jazz Fola, entre autres) pour la programmation.

Cyrille Aimée

A la tête d’un quartet de musiciens d’excellence recrutés pour sa tournée européenne (avec le batteur Kyle Poole que l’on retrouvera plus tard), Cyrille Aimée se livre à un beau tour de chant, entremêlant standards de la pop et du jazz, sans oublier de triturer son looper ou de titiller son ukulélé pour dévoiler quelques-unes de ses compositions.
Vocalement, c’est une douce tueuse, dont le scat incendiaire peut faire des ravages sur scène comme dans le public. « Chanteuse pour musiciens », comme on dit dans le jargon du métier, elle utilise sa voix canaille et douce comme un instrument : à l’instar des meilleurs trompettistes notamment, elle oscille entre mélancolie acide et désir suave.

En seconde partie de soirée, place au non moins brûlant quintet d’Emmet Cohen. Le pianiste est devenu une star de la jazzosphère depuis le confinement global de 2020 en publiant ses sessions à la maison sur la Toile, avec la crème des musicien.ne.s actuel.le.s. D’aucuns mégoteraient sur cet aspect « in virtual life » qu’on leur rétorquerait que ces jams enfiévrées avaient les atours des mythiques « loft sessions » qui fleurirent à New-York dès les années soixante, et qui étaient elles-mêmes les héritières des « rent parties » au cours desquelles les musiciens venaient contribuer, par leur présence, à éviter l’expulsion de leurs proches, réservant une bonne partie des recettes à l’aide aux locataires en détresse. Un pianiste stride comme Willie « The Lion » Smith se prêtait volontiers à ces prestations solidaires dans l’entre-deux-guerres. Le concert du soir devait porter la marque de cette générosité débordante.

Emmet Cohen Quintet

Le pianiste développe un jeu effectivement ancré dans le stride : cette manière de jouer du piano en accentuant les accords main gauche, dont les fondateurs cherchaient à se démarquer du ragtime à l’orée des années vingt du siècle précédent, entre singulièrement en résonance avec les syncopes des vibrations musicales les plus contemporaines. Il fait jaillir des étincelles bleutées sous ses doigts, lorgnant parfois vers un bop qui fleure bon son Bud Powell tout en gardant une patte rythm’n’blues, voire soul, qui fait sonner l’ensemble comme un excellent groupe de hard-bop. Pour s’assurer la participation pleine et entière de son groupe, il n’hésite pas à les provoquer en jouant « contre ». Il a su s’entourer de compagnons de jeu exceptionnels. Outre Kyle Poole, batteur tempétueux au son imparable, présent sur la plupart des sessions internet, il est accompagné par un contrebassiste âgé de seulement vingt-quatre ans qui se révèle un véritable tueur : Philip Norris, et il donne toute latitude aux cuivres pour faire briller la matière sonore - l’immense sax alto Patrick Bartley et le non moins talentueux trompettiste Fabien Mary, qui n’a rien oublié de son séjour new-yorkais. Le saxophoniste déroule un phrasé fluide et aérien, ancré dans l’histoire de l’instrument, avec néanmoins quelques traits enfantins issus de sa passion pour les jeux vidéos - et cette dernière n’obère en rien son sens du blues, bien au contraire ! Le trompettiste, lui, déploiera des chorus d’une grande sensibilité. Ensemble, ils sauront s’immiscer dans leurs discours respectifs avec une remarquable efficacité.
Ce sera le cas dès le premier thème : d’emblée, ça joue loin avec cette version fondante à souhait de « Jeannine » de Duke Pearson… défileront ensuite des compositions captant l’air du temps à Harlem, avec quelque inclination latine, ainsi que des standards, comme « Tea for Two » sur lequel plane l’ombre d’Art Tatum, le chaînon manquant entre Fats Waller et Monk.

Emmet Cohen/Cyrille Aimée

Littéralement possédé par son répertoire, Emmet Cohen est certainement l’un des pianistes les plus sémillants de l’univers jazz actuel. Plus que capé par les institutions musicales nord-américaines, Cohen procure encore plus de joie en chair et en os que sur le net, ce qui n’est pas peu dire.
En final, global jazz oblige, cette version plus que sensuelle de « La Vie en Rose », avec évidemment Cyrille Aimée, avec des solos somptueux des vents : l’écran est définitivement crevé dans le bonheur du retour « In real life »…